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LES CONFESSIONS
MAGNÉTISEUR
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DES CHEVEUX DE M™ LAFAUGE
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remèdes, il m'a paru que la véritable cause est qu'il
y a de vrais remèdes; car il ne serait pas possible
qu'il y en eût tant de faux et qu'on y donnât tant
de créance, s'il n'y en avait de véritables.
Posées de Pascal.
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TOME PREMIER.
:
PARIS,
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS,
Palais-Roval , penstvle Monlpcnsirr, Nos 9\'if 215 et 216 bis,
ET HUE HICI1ELIEU, N. 10.
1848
JAMES J. WARING
MEMORIAL BOOK FUND
YALE MEDICAL LIBRARY
LIMOGES. — IMPRIMERIE DE F. CHAPO
LES CONFESSIONS
D'UN MAGNÉTISEUR.
LE MAGNÉTISME ANIMAL EXPLIQUÉ
ou
Leçons analytiques sur la nature essentielle du magnétisme, sur ses effets, son
histoire, ses applications, les divers moyens de les pratiquer, etc.
PAR LE DOCTEUR A. TESTE.
Un volume in-8° de 500 pages. 7 fr.
Cet ouvrage est certainement ce qu'on a écrit jusqu'à présent de plus clair, de
plusintéressant et surtout de plus rationnel sur le magnétisme animal. Il s'adresse
indistinctement à toutes les classes de lecteurs, car a il s'agit de l'homme étudié
physiquement et moralement d'un point de vue nouveau. » L'ouvrage de M. Teste
se compose de Onze leçons ou chapitres. Ces leçons ont été suivies par des savants,
des philosophes , des magistrats, des médecins et des gens de lettres. L'extrême
assiduité de cet auditoire d'élite prouva à l'auteur qu'elles présentaient un véri-
table intérêt. Telle est la raison qui l'a déterminé à les publier. Ce cours est ainsi
divisé : Ire leçon : Aperçus généraux de l'ordre le plus élevé sur la nature intime
du magnétisme; Ile leçon: Histoire philosophique de cette science nouvelle;
Ille leçon : Théories et Opinions des anciens sur le fluide magnétique; renais-
sance de ces Théories au xve siècle ; IVe, Ve , Vie leçons : Mesmer, ses démêles
avec les corps savants. Rapports de 1784. Théories de Mesmer, ses opinions et ses
actes jugés et appréciés; Vile leçon : Effets produits par le magnétisme; Ville et
IXe leçons : Histoire du somnambulisme, phénomènes observés pendant cet état ;
Xe leçon: Effets divers et consécutifs du magnétisme, de ses applications; Xle le-
çon : Théorie de l'auteur, théorie générale, ingénieuse, absolument nouvelle et
qui rattache très - logiquement tous les faits magnétiques aux axiomes des scien-
ces physiques. — En résumé l'ouvrage de M. Teste ouvre une nouvelle voie aux
sciences physiologiques et métaphysiques dont il a surtout pour but de prouver la
dépendance réciproque.
MANUEL PRATIQUE DU MAGNÉTISME ANIMAL
Exposition méthodique des procédés employés pour produire
les phénomènes magnétiques, et leur application à l'élude et au traitement
des maladies,
PAR LE DOCTEUR A. TESTE.
3e édition, revue et corrigée ; 1846; in-12 de 500 pages. 4 fr.
Malgré l'attention générale que le magnétisme excite, depuis quelques années
surtout, dans toutes les contrées de l'Europe, malgré les louables efforts des
hommes éclairés qui déjà lui ont voué leur talent, c'est encore une question neuve
pour beaucoup de personnes et qui demande d'être étudiée avant d'être jugée:
telle est la solution que s'est proposée M. Teste. Enseigner l'art du magnétisme .
en jeter les éléments dans toutes les classes de la société , faire ressortir les im-
menses avantages que l'humanité doit en retirer un jour : tel est le but que l'au-
teur a atteint en publiant le Manuel pratique du magnétisme animal.
COItBEIL, imprimerie de CRETE.
LES CONFESSIONS
D UN
MAGNÉTISEUR
D'UM COSSCLTATION MÉDICO-MAGNÉTIQUE
DES CHEVEUX DE M-« LAFARGE.
Lorsque j'ai considéré d'où vient qu'on ajoute tant
de foi à tant d'imposteurs, qui disent qu'ils ont des
remèdes, il m'a paru que la véritable cause est qu'il
y a de vrais remèdes; car il ne serait pas possible
qu'il y en eût tant de faux et qu'on y donnât tan t
de créance , s'il n'y en avait de véritables.
Pensées de Pascal.
TOME PREMIER.
PARIS,
GARMER FRÈRES, LIRRAIRES-ÉD1TEURS,
Palais-Itojal , péristyle Hontpensicr, X«s 214, 215 et 216 bis,
ET RDE RICHELIEU, PC. 10.
184»
Digitized by the Internet Archive
in 2012 with funding from
Open Knowledge Commons and Yale University, Cushing/Whitney Médical Library
http://archive.org/details/lesconfessionsduOOtste
PRÉFACE.
«latr
Tous les faits rapportés dans cet ouvrage
sont vrais; tous les personnages qui y figurent
ont vécu ou vivent encore : aux véritables
noms de quelques-uns seulement, j'ai substi-
tué des pseudonymes.
La circonstance qui m'inspira l'idée de ré-
diger ces mémoires, il y a quatre ou cinq ans.
en explique l'intitulé.
i. a
II PREFACE.
J'étais alors atteint d'une maladie de lan-
gueur, suite de veilles et de travaux forcés;
maladie qui dura longtemps et que j'avais lieu
de croire mortelle.
Séduit par la donnée bizarre de monœuvre
posthume, un journal s'en assura la propriété
et en annonça solennellement la prochaine
apparition.
« Rien de plus piquant, disait ce journal,
de plus saisissant, de plus dramatique que ces
mémoires intimes du célèbre magnétiseur. »
Cet éloge était-il mérité? Au moins m'est-
il permis de penser qu'il n'était pas très-sin-
cère, car je n'avais encore écrit que le pre-
mier chapitre des deux volumes dont l'on di-
sait tant de bien; chapitre que personne n'a-
PRÉFACE. HI
vait lu, et que depuis je jetai au feu parce
qu'il me parul détestable.
Au surplus, mon panégyriste était appa-
remment plus malade encore que je ne l'é-
tais, car il mourut longtemps avant que mon
livre ne fût achevé.
Que si maintenant l'on me demandait quel
est l'objet de ce livre, je répondrais qu'il n'a
pas d'objet ou plutôt que je n'en ai jamais eu
d'autre en l'écrivant que celui de me désen-
nuyer.
Puissent ceux qui dans le même but en-
treprendront de le lire, convenir en le ter-
minant qu'il est au moins bon pour cet usage.
Le Dr Alph. Teste.
I
«Souvenirs d'Étudiant*
Jacques Albin était Franc-Comtois. Un
village dont j'ai oublié le nom, l'avait vu
naître en 1813, dans les environs de Salins.
Ce fut en 1832 que je fis sa connaissance.
Tous deux alors nous commencions nos étu-
2 souvenirs d'étudiant!
des médicales à 1 école secondaire de Besan-
çon : lui et moi nous habitions une maison
garnie tenue par une vieille dame, très-bonne
et très-pieuse, qui se nommaitmadameBrault.
Jacques menait à celte époque une vie
très-dissipée. Fils unique d'un capitaine d'ar-
tillerie tué à Waterloo, il faisait le désespoir
de sa mère qui l'idolâtrait et qui, par son excès
de tendresse, avait manqué son éducation.
Une sorte d'affinité réciproque, nonobstant
l'extrême opposition de nos goûts en certai-
nes choses, créa très-promptement entre nous
deux une grande intimité : je l'aimai presque
tout en le voyant.
Jacques, pourtant, n'était pas beau; mais
il rachetait par une physionomie ouverte et
intelligente ce que, au premier abord, on eût
appelé sa laideur. Il était de taille ramassée
souvenirs d'étudiant. 3
très-paie, un peu bouffi, sans barbe, avec des
cheveux blonds e( plats : sa vue basse le for-
çait à porter des lunettes, enfin, il avait le
parler lourd, traînard et fortement accentué
des montagnards du Jura.
Malgré legaspillage habituel qu'il faisait de
son temps, Jacques avait de l'instruction . Sou-
vent il employait à lire les nuits qu'il ne
passait pas à la taverne, et il s'était fait ainsi
une littérature mêlée, qui, jointe à la tour-
nure originale de son esprit, donnait parfois
beaucoup de charme à sa conversation. En-
fin, Jacques faisait des vers, et certaine pièce
que lui inspira une jeune fille dont il s'éprit
me prouva qu'il était réellement poète.
L'histoire lamentable de cette jeune fille
formera dans la suite un des épisodes de ces
mémoires. Elle venait souvent chez notre
hôtesse qui la nommait Mémée.
Agée de dix-sept à dix-huit ans, elle était
brune, élancée, assez jolie, de mœurs faciles
en apparence, et vivait sous la surveillance
exclusive et très-relâchée d'un ancien mili-
taire nommé Désormes, son oncle et son tu-
teur, car elle était orpheline. Désormes, pen-
sant qu'elle pourrait un jour faire fructifier
dans une industrie indépendante le petit pa-
trimoine qu'elle possédait, lui avait fait ap-
prendre un état : elle travaillait dans les
fourrures.
La liaison que cette fille eut avec Albin
commença par des mots furlifs, échangés sur
notre escalier, et qui amenèrent des rendez-
vous. Peut-être qu'une fois engagée dans celte
voie périlleuse, la vertu de nos amants, aux
SOUVENIRS D ETUDIANT. 5
prises avec une passion réciproque, ne fût
pas allée loin sans succomber si la force des
événements imprévusqui les séparèrent avant
cette chute ne leur en eût épargné le regret.
Cet incident fut pour Albin une véritable
catastrophe.
Par un beau jour du mois d'avril, après
de tendres adieux, adoucis par l'espérance
de se revoir bientôt et cimentés par le ser-
ment de s'aimer toujours, nos deux amants
- s'étaient quittés avec promesse de s'écrire.
Deux semaines plus tard, jour pour jour
et à une heure convenue, le vieux tronc soli-
taire d'un des marronniers de Chamarre, sur
lequel ils avaient gravé leurs noms, devait de
nouveau les voir réunis. Jacques partait pour
son village, où il allait passer avec sa mère
les vacances de Pâques.
6 souvenirs d'étudiast.
Or. les deux semaines s'écoulèrent sans
qu'Albin reçût de lettre. Nonobstant ce fâ-
cheux présage, il fut exact au rendez-vous;
mais le marronnier de Chamarre y était seul
avec son ombre.
Inanité des choses humaines et des ser-
ments d'amour! le jour même où, plus épris
que jamais et plein d'une tendre inquiétude,
Jacques rentrait à Besançon, la grille de la
municipalité unissait encore le nom de son
amante au nom barbare d'un étranger qui
l'avait épousée la veille.
Depuis douze heures mademoiselle Dé-
formes était devenue la femme du brasseur
Graffeild.
Cette étrange péripétie fut pour nous une
énigme qui mit Albin au désespoir.
Il pleura, de rage d'abord, puis de douleur.
souvenirs d'étudiant.
Huit jours après il était retombé plus
que jamais dans le cynisme de ses vieilles
habitudes, dont une passion plus douce l'a-
vait un instant corrigé, et il se livrait à de
tels excès que, sans lui retirer mon ami-
tié, je rougis malgré moi de la sienne et que
je cessai de le voir.
Qui m'eût dit alors que ce même Albin
serait un jour mon introducteur chez la du-
chesse de L..., et me donnerait dans un sa-
lon-boudoir les premières notions du magné-
tisme...? Mais n'anticipons pas.
Après avoir rapporté de Besançon un di-
plôme assez mal acquis de bachelier es let-
S souvenirs d'étudiant.
1res, j'allai continuer à Montpellier mes étu-
des médicales.
Ce fut dans cette ville que le hasard m'of-
frit l'occasion d'observer, mais entourés de
circonstances bouffonnes, les premiers faits
magnétiques dont j'aie été témoin.
Je prenais mes repas à Montpellier en
compagnie de trois jeunes gens, de mon
âge, MM. de Lessac et Dalton, étudiants
comme moi, M. Bonriin, jeune docteur.
Ce dernier, depuis qu'il était parvenu à
s'arrondir une clientelle de trois malades, ne
cessait de nous entretenir des hauts faits de
sa pratique.
Un jour, nous venions de nous mettre à
table, après l'avoir attendu un quart d'heure,
lorsqu'il entra d'un air radieux, et en même
souvenirs d'étudiant. 9
temps plus grave, plus majestueux que d'ha-
bitude.
— Messieurs, nous dit-il, en s'asseyant.
du ton le plus solennel qu'il put prendre, je
viens de faire un miracle.
— Pardieu ! Bonnin, vous n'en faites ja-
mais d'aulres, s'écria de Lessac, en éclatant
de rire.
Bonnin continua sans se déconcerter:
— Vous le savez, messieurs, tout le
monde se moque du magnétisme...
— Mais pas du tout, fit Lessac, le brave
M. Husson en parle si sérieusement que la
moitié de l'Académie de médecine a failli
crever de rire en écoutant son rapport.
— L'Académie fait comme vous, Lessac,
elle rit souvent sans savoir pourquoi. Ce que
j'ai vu n'est nullement risible.
10 souvenirs d'étudiant.
— Qu'avez-vous vu? Bonnin, dit Dal-
ton.
— Je vais vous le dire, messieurs. Je
traite depuis un mois une jeune femme hys-
térique, dont les accès jusqu'à présent se re-
nouvelaient tous les jours avec une vio-
lence que rien n'avait pu conjurer. Chacun
d'eux durait trois, cinq, six et même sept
heures, pendant lesquelles la jeune malade
se tordait, se débattait, et poussait des cris
qu'on entendait de la rue; je n'avais jamais
observé de plus horribles convulsions. L'é-
ther, le musc, le camphre, l'opium, la va-
lériane, l'eau froide, j'avais tout essayé el
rien n'avait réussi, lorsque je m'avisai en
désespoir de cause d'avoir recours au ma-
gnétisme. Hier matin, un accès venait de
commencer : j'arrive, j'étends mes deux
souvenirs d'étudiant. 1 1
mains sur la malade, en lui disant: calmez»
vous, et en désirant qu'elle se calme.
— Eh bien?...
— Les convulsions s'apaisent?
— Instantanément.
— 0 Simon le magicien ! s'écrie de
Lessac, tu ne serais plus qu'un petit garçon
auprès de notre ami Bonnin.
— Messieurs, je vous jure sur mon hon-
neur que je vous dis la vérité, mais ce n'est
pas tout encore....
— Votre hystérique s'endort?
— Elle s'endort.
— Et vous parle?
— Et me parle: « Oh ! que vous me fai-
tes de bien, dil-elle... monsieur, je suis
sauvée... »
12 souvenirs d'étudiant.
— Voilà qui est fort, messieurs, car il est
bon d'observer...
— Laissez-le donc parler, Lessac.
— Voici, mon cher M. de Lessac, qui est
bien plus fort encore : la jeune femme dans
son sommeil partage mes impressions, et
obéit à ma pensée.
— Pourrions-nous voir cela, Bonnin?
dis-je au jeune docteur, en commençant, à
l'exemple de son hystérique, à partager les
impressions d'autrui, c'est-à-dire l'incrédu-
lité de Lessac.
— Oui, messieurs, vous pourrez le voir,
et mon intention était de vous proposer de
m'accompagner demain chez la malade.
— Nous acceptons, Bonnin.
— Tous les quatre, messieurs ! nous au-
rons l'air de jouer une scène de Molière.
souvenirs d'étudiant. 13
— Eh bien ! n'y venez pas, de Lessac, dit
Dalton, mais quant à moi je tiens à voir.
— Et moi à ne pas voir, réplique Lessac.
Vous me raconterez ce que vous aurez vu,
et je ne pourrai me dispenser de vous croire,
tandis que si je voyais... je ne me croirais
pas du tout.
— Merci de votre confiance, ou de votre
politesse, dis—je en riant à noire ami, mais
retenez bien ceci, Lessac : à moins que l'on
ne vous pende, pour vous empêcher de par-
ler, je vous prédis que vous mourrez avec un
sophisme dans la bouche.
A dix heures, le lendemain matin, Bon-
nin, Dalton et moi nous étions chez la
malade.
Madame Joséphine Garnier, petite mer-
cière de la rue des Vieilles-Ètuves (Bon-
1 \ souyemrs d'étudiant.
nin soignait rarement des duchesses), est
âgée de vingt-cinq ans. Elle est de petite
taille, mignonne, gentillette, de complexion
délicate. Son teint blanc, mitigé par un im-
perceptible incarnat, la vivacité pétulante
de ses gestes qui contraste avec la langueur
un peu affeclée de ses poses lorsqu'elle ne
parle pas, enfin, l'incertitude de son regard
humide et voilé caractérisent en elle une
innervation vive , désordonnée peut-être,
mais dont les signes généraux sont loin de
constituer les symptômes de la terrible ma-
ladie que Bonnin nous a décrite.
Joséphine, que notre ami a eu soin de faire
prévenir dès le matin de notre visite, nous
accueille avec grâce, et se soumet sans ré-
sistance aux expériences que nous désirons
voir.
souvenirs d'étudiant. ?5
Voici, sauf erreur de mémoire, le procès-
verbal de ces expériences :
Bonnin s'assied en face de la malade;
lui impose sans la toucher les deux mains
sur la tête, puis au bout de dix ou douze mi-
nutes, il lui demande si elle dort.
— Non, monsieur, répond Joséphine
d'un ton bref.
Alors Bonnin se retourne vers nous et
nous dit:
— Messieurs, la malade est endormie : je
le reconnais à sa voix.
— Comment! fais— je tout ébahi, vous en-
tendez bien qu'elle prétend le contraire.
— Cette jeune femme, messieurs, n'a pas
la conscience de son état : voilà la troisième
fois que j'observe la même anomalie.
— Alors à quoi diable vous sert de lui
16 souvenirs d'étudiant.
demander si elle dort? Nous entend-elle?
— Je ne le crois pas.
— M'entendez-vous, madame? dit Dalton.
Joséphine ne répond pas.
Bonnin nous conduit alors dans un ca-
binet, et nous dit :
— Nous allons nous placer tous les trois
derrière la somnambule et de telle façon
quelle ne puisse nous voir. Là, vous me
toucherez, vous me pincerez, la partie du
corps que vous voudrez, et vous ne tarderez
pas à acquérir la certitude que le sujet par-
tage mes sensations.
— Faudra-l-il vous pincer fort, Bonnin ?
— Pas trop... vous lui feriez mal.
Dalton et moi nous nous regardons en
souriant.
SOUVENIRS D ETUDIANT. 17
— Ce brave Bonnin, lui dis-je à l'oreille,
a la candeur d'un saint.
— Eh bien, voyons s'il aura aussi l'abné-
gation d'un martyr.
Et pour résoudre sa proposition, nous ne
nous sommes pas plus tôt établis derrière la
chaise de la malade, que Dalton pince d'im-
portance le mollet de notre ami.
Bonnin ne sourcille pas: la conscience de
son rôle semble lui donner l'impassibilité
d'un fakir.
Quant à Joséphine, qui partage les sen-
sations de son magnétiseur... elle a bien
du courage!
— Plus fort, dis-je à Dalton, qui m'obéit
en conscience.
— Miracle! Joséphine se trémousse et
porte la main à son mollet. Bonnin est triom-
I. 2
18 souvenirs d'étudiant.
phant... Daltonetmoi nous sommes dans la
stupéfaction.
Deux ou trois expériences faites coup sur
coup, corroborent en quelques minutes
le principe inouï de solidarité que semble
impliquer ce que nous venons de voir.
Sous prétexte de multiplier les éléments
de notre conviction, nous torturons à l'envi le
pauvre Bonnin, qui, soutenu par le feu sa-
cré du prosélytisme, semble, nouveau con-
vulsionnaire de Saint-Médard, se délecter
dans son supplice et provoquer de nouvelles
douleurs.
Nous lui meurtrissons les bras en le pin-
çant, nous lui titillons les lèvres et les nari-
nes avec des barbes de plume, nous lui ti-
rons les cheveux et les oreilles.
Joséphine porte rapidement ses mains de
SOUVENIRS D'ÉTUDIAKT. 19
ses bras à ses lèvres, de son nez à ses oreilles,
et finit par s'écrier, avec une petite moue
charmante:
— Ah ! c'est impatientant !
Pour le coup Bonnin n'y tient plus:
— Ehbien! messieurs?... s'écrie-l-ilavec
explosion.
— Eh bien, Bonnin, nous admirons.
— Etes- vous convaincus ?...
— Nous le sommes, dit Dalton, et je n'ai
plus qu'un désir.
— Lequel?
— Celui de vous étrangler, Bonnin, pour
savoir si madame en mourrait.
— Ah ! voilà mon cher Dalton qui serait
digne de Lessac, dit l'imperturbable magné-
liseur, en accompagnant ses paroles d'un
mouvement d'épaules souverainement dédai-
20 souvenirs d'étudiant.
gueux; puis se ranimant iout à coup à la
flamme ardente de son enthousiasme, et pa-
raissant presque résigné à subir l'épreuve
suprême que lui propose Dalton :
— Vous prenez cela pour une plaisan-
terie, messieurs, s'écrie- t-il, eh bien, moi,
je vous le déclare, je ne suis nullement cer-
tain que ma mort n'entraînerait pas celle de
madame.
— Croyez-moi, Bonnin, dis-je en riant,
remettons cette expérience à une autre fois,
et contentons-nous pour aujourd'hui, de nous
assurer que votre aimable somnambule en-
tend aussi bien vos pensées qu'elle partage
vos sensations.
Afin de procéder d'une façon rigoureuse,
nous décidons que, sans proférer une seule
parole (une excessive délicatesse d'ouïe
souvenirs d'étudiant. 2!
n'ayant rien de surnaturel), nous écrirons sur
de petits morceaux de papier, que nous met-
trons successivement sous les yeux de Bon-
nin, chacun des ordres que celui-ci devra
transmettre mentalement à la somnambule.
Le magnétiseur ne se réserve que le droit
de dire à haute voix, à chaque expérience et
sans jamais changer de formule :
« Faites attention, madame, je vous parle,
écoutez-moi et veuillez faire ce que je vous
dis. »
Après que nous nous sommes prémunis,
par cette convention, contre toute possibilité
de supercherie, Dallon prend le premier la
plume et met silencieusement celte phrase
sous les yeux du magnétiseur :
« Que la somnambule se lève, s'approche
du lit, et mette mon chapeau sur sa tête. »
22 souvenirs d'étudiant.
Bonnin prononce aussitôt sa formule sa-
cramentelle: « faites attention, madame, je
vous parle, etc.»; puis, concentrantsa pensée.
il croise ses bras sur sa poitrine, prend un
air majestueusement impératif, et opère
mentalement l'évocation dontnousattendons
l'effet.
Ce brave Bonnin ! Je ne puis m'empêcher
de sourire encore, en me rappelant sa lon-
gue figure blême tachetée de roux, et sa bonne
physionomie de Potier jouant le père Sour-
nois dans les petites Danaïdes. Oh ! qu'il eût
été beau, peint par Charlet, dans ce moment
solennel! Je suis sûr que Moïse et Aaron
étaient moins graves et moins pénétrés de
leur puissance lorsqu'ils opéraient devant les
sages d'Egypte le miracle des verges trans-
formées en dragons.
23
Attention! Joséphine se lève... elle hé-
site... Que va-t-elle faire? La voilàqui mar-
che vers la fenêtre... Ce n'est pas cela... elle
s'arrête... bien! elle revient sur ses pas.
— Nous entend-elle, Bonnin ?
Bonnin fait signe que non.
— Betirez cette chaise, Dalton.
— Ne retirons rien du tout.
— Et si elle se heurte?
— C'est son affaire.
La somnambule fait un petit détour pour
éviter la chaise et se dirige vers le lit.
— Très-bien !
— Taisez-vous donc.
— Puisqu'elle ne nous entend pas.
— Qu'est-ce qui vous le prouve?
— Bonnin l'affirme.
— La belle preuve!
24 SOUVENIRS d'étudiant.
Continuant à parodier la pose du Sparta-
cus de Foyatier,Bonnin redouble d'efforts, et
semble passé à l'état de statue.
Quanta Joséphine... que vois-je!... José-
phine étend les mains sur le lit... et y prend
un chapeau... le chapeau de Dalton!... Elle
hésite... elle rit... Bravo! bravo! Bonnin...
courage, Joséphine! Par ma foi, c'en est fait,
le chapeau de notre ami est sur la tête de la
somnambule, et voilà Bonnin plus radieux
que le soleil au zénith.
Dernière expérience :
Comme c'est à mon tour d'ordonnei ce
que Joséphine devra faire, j'écris le billet
suivant :
« Que la somnambule aille allumer la
bougie qui est sur la console. »
— Ah-! ah! dit Bonnin après avoir lu,
souvenirs d'étudiant. '25
voici le cas, ou jamais, d'employer tout mon
teu.
— Un jeu de mots! Bonnin : le succès
vous métamorphose.
— Faites attention, madame, je vous
parle, écoutez-moi, etc. etc.
Un grand silence succède à ces paroles
de notre ami.
La somnambule semble écouter une voix
intérieure. Après quelques minutes d'hési-
tation, elle s'approche de la cheminée, s'ar-
rête, hésite encore, revient sur ses pas, se
rapproche du lit, étend la main comme pour
y reprendre un chapeau, puis fait un geste
d'impatience et paraît écouter de nouveau
la voix mystérieuse, qui selon toute appa-
rence a perdu de son intensité.
— Courage ! Bonnin.
26 SOUVENIRS d'étudiant.
— Inondez-la de fluide.
Bonnin fait sans le vouloir un peu de
bruit avec ses lèvres.
— Ah ! mais ne trichez pas.
La somnambule s'avance vers la croisée
dont elle saisit l'espagnolette.
— Lui avez-vous ordonné de se jeter par
la fenêtre?
Bonnin, répondant pour moi, fait grave-
ment signe que nonl
— Ah! mais, vous trichez, Bonnin, que
diable!... madame ne joue pas au jeu de la
pincette.
Joséphine quittant la fenêtre vient toul
droit à Bonnin. Que va-t-elle faire?... elle
lui prend la main, elle approche sa figure
comme pour l'embrasser! Bonnin reste de
marbre.
souvenirs d'étudiant. 27
— Oh ! oh ! fait Dalton, il me semble
que notre ami dit d'étranges choses à ma-
dame... Elle y tient, ma foi... Est-ce là ce
que vous avez demandé ?
Je fais signe que non.
— Non? ah! bien alors, Bonnin, vous tri-
chez horriblement.
Démonté par cette apostrophe, le pu-
dique magnétiseur quitte sa pose antique, et
sacrifiant son expérience à la pureté de son
intention :
— Ce n'est pas cela, dit-il, madame ; vous
ne me comprenez pas.
— Comment! Bonnin, vous y renon-
cez?
— Je suis fatigué ; je n'ai plus la force de
vouloir avec précision.
— Ah! c'est mal finir.
m
— A votre place, au moins, dit Dation,
me serais-je laissé embrasser.
Bonnin éveille Joséphine; nous prenons
congé d'elle et nous nous séparons. . .
Le soir, en dînant, nous racontâmes à de
Lessac ce qui s'était passé.
— J'ai pris, messieurs, nous dit-il, l'en-
gagement de vous croire, l'honneur me fait
donc un devoir de tenir cet engagement.
Cependant, je vous avoue, qu'en dépit de la
meilleure volonté du monde...
— Eh! rappelez-vous, Lessac, le vers de
Despréaux :
« Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable »
— A la bonne heure; mais l'absurde ne
souvenirs d'étudiant. 29
peut jamais être vrai : car l'absurde c'est
l'impossible.
— Et l'impossible, observa judicieuse-
ment Dalton, n'est souvent tenu pour tel
que parce qu'on ne Ta pas encore vu.
« Le réel esl étroit, le possible est immense.
dit sentencieusement Bonnin, en se ver-
sant impassiblement un grand verre de vin
de Saint-Georges.
— Oh ! palsembleu ! s'écria Lessac, vous
parlez tous maintenant, messieurs, comme
faisaient les oracles. De grâce, revenons à la
prose, car les poètes, en physiologie, n'ont
pas voix délibérative. Je soutiens, moi, tout
en admettant, puisqu'il le faut, la sincérité
de votre récit, que vos expériences ne prou-
vent rien.
30 SOUVEMRS h'ihlDI.OT.
— Cependant les premières...
— Sont démenties par la dernière...
— Ah ! Lessac, quelle hérésie ! oubliez-
vous donc, qu'en bonne logique, cent faits
négatifs ne prouvent rien contre un fait po-
sitif.
— En matière de miracles!... c'est l'in-
verse qu'il faut admettre.
— Mon ami, dis-je à Lessac, vous n'êtes
qu'un plagiaire. MM. Roux, Gerdy, Dubois
fd'Amien), Cornac et consorts, ont inventé
pour leur usage cette manière de raisonner.
Volez au moins des gens d'esprit, si vous
ne voulez être vous-même.....
Deux ou trois jours de suite, l'objet de
cette discussion fut remis sur le tapis. Les-
sac était spirituel et mordant, il nous fit peur
du ridicule. La honte de passer pour cré-
souvenirs d'étudiant. 31
dules finit par nous empêcher d'être croyants.
Enfin, le temps qui use nos impressions et
fait à la longue de nos âmes, des sortes de
médailles frustes, se joignit si bien au res-
pect humain pour corroder mes souvenirs,
qu'en partant de Montpellier je ne me rap-
pelais même pas que pendant huit jours
j'avais cru au magnétisme.
Il
VOYAGE A ALGER
II
Voyage à Alger. — I^es Bain» maure».
A Montpellier j'avais connu et fréquenté
plusieurs marins. Ce furent leurs récits qui
me suggérèrent l'idée de me faire recevoir
chirurgien de marine , afin de courir
le monde à mon tour, et ce beau projet
36 VOYAGE A ALGER.
Tannée suivante me conduisit à Toulon.
Cette folie (car c'en était une relativement
à ma situation) est, de toutes celles que j'ai
faites en ma vie, la seule qui ne m'ait pas
laissé de regret.
Toulon, malgré lout le mal que j'en ai
entendu dire par des gens du Nord, est la
<eule ville de France où j'aie vécu à
mon gré.
J'aimais son beau ciel, ses alentours pit-
toresques, l'animation de son port, et surtout
l'aspect changeant de cette population cos-
mopolite qui se renouvelle tous les jours.
A Toulon, on parle d'un voyage en Chine
ou au Pérou comme l'on fait à Paris d'une
excursion en province.
Quant à une traversée de cent cinquante
lieues, ce n'est plus un voyage, mais une
LES BA1SS MAURES. 37
promenade. C'est à peine, par exemple, si.
pour aller en Algérie, on croit nécessaire
de changer de linge et de se faire la barbe.
Si. en sortant du cabinet de lecture où l'on
attend l'heure du départ, on n'a pas de mon-
naie dans sa poche pour payer la séance: je
payerai en repassant, dit-on, je ne vais qu'à
deux pas... à Alger.
Je fis donc un jour cette promenade d'Al-
ger, comme tout le monde la fait, par dé-
sœuvrement.
C'était vers la fin de juillet 1834.
A cette époque, Alger ne ressemblait
pas à ce qu'il est aujourd'hui.
Vu de loin, c'était une carrière de plâ-
tre ; vu de près, c'était une masse informe
et compacte de masures en démolition.
Après avoir visité la Casbah, l'hôtel Ro-
38 VOYAGE A ALGER.
vigo, et la maison de plaisance du Dey, dont
on a fait un hôpital, la première chose
dont on s'occupait en arrivant était d'aller
aux bains maures, où l'on se trouvait d'or-
dinaire en société nombreuse et très-mêlée,
les femmes pendant le jour et les hommes
dans la soirée.
Représentez-vous, dans une ruelle som-
bre et tortueuse, une masure décrépite de la
plus chétive apparence, n'ayant, comme la
plupart des habitations mauresques, d'autre
jour au dehors qu'une porte basse et cintrée,
et vous aurez conçu l'aspect extérieur de l'é-
tablissement dont je parle.
La première pièce dans laquelle on en-
tre, en descendant deux marches, n'offre
rien de particulier, si ce n'est qu'elle est
malpropre, délabrée, avec le sol pour par-
LES BAINS MAURES. 39
quel, et éclairée le soir par une lanterne
d'écurie suspendue à une poutre.
C'est là qu'un vieux Maure, accroupi dans
une sorte de comptoir, reçoit de vos mains
votre montre, vos bijoux, votre argent, en
un mot tout ce que vous avez sur vous de
précieux. Son air et sa mise sont tels, qu'en
lui confiant ces objets, vous ne pouvez
vous défendre de l'idée que vous êtes
dans un coupe-gorge, et que celui qui sort
de là vivant, doit un beau cierge à Notre-
Dame,
La pièce dans laquelle s'ouvre celle que
je viens de décrire est le vestiaire, où tous
les baigneurs se déshabillent en commun
pour entrer dans Xétuve.
Celle-ci consiste dans une vaste salle voû-
tée et dont l'aire, formée de plaques de fonte
40 VOYAGE A ALGER.
juxta-posées comme des dalles, est chauf-
fée à la vapeur.
Les voûtes, car il y en a plusieurs, s'arc-
boulenlsur des colonnes largement espacées.
Quelques lanternes suspendues entre ces
colonnes, répandent dans ce local étrange
une lumière blafarde.
Enfin, autour d'une grande table ronde,
en pierre polie, des nattes de jonc gisent çà
et là : chaque baigneur a la sienne sur la-
quelle il s'étend.
Une vapeur blanche, onctueuse et légè-
rement aromatique, remplit constamment
l'étuve.
Comme le sol est chauffé, comme les
murs et les voûtes ne se refroidissent jamais,
cette vapeur se condense à peine.
Lorsque tous les baigneurs sont à leurs
LES BAINS MAURES. 41
nattes, elle s'épaissit insensiblement et sans
bruit, car on ne sait d'où elle vient.
Bientôt la table de pierre, les colonnes.
les lanternes, tous les objets enfin, disparais-
sent dans ce tiède brouillard.
On entend des voix que l'écho des voûtes
répète d'une façon singulière, mais on ne
distingue plus rien, si ce n'est, par instant,
quelques formes humaines qu'on aperçoit
confusément et comme dans le lointain : ce
sont des baigneurs qui, après avoir inconsi-
dérément quitté leur natte, cherchent à la
retrouver.
Cependant, au bout de quelques minutes,
vous sentez qu'on vous touche; un corps
chaux et moelleux se promène sur votre
épiderme.
Plongé dans un voluptueux accablemenf.
42 VOYAGE A ALGER.
c'est à peine si vous cherchez à vous rendre
compte de cette sensation nouvelle. Pour-
tant si vous songez à en reconnaître la cause,
voire main rencontre celle d'un homme.
Alors vous ouvrez les yeux, vous vous
asseyez pour tâcher de voir, et vous distin-
guez enfin une ombre noire, accroupie et
qui opère sur votre peau des attouchements
étranges : c'est un nègre qui vous masse.
Le massage, tel qu'on le pratique à Paris
dans les établissements de bains russes, n'est,
pour ainsi dire, qu'une parodie du massage
oriental. Nos baigneurs français n'y enten-
dent rien.
Sous prétexte de donner de la souplesse à
vos muscles et à vos articulations, ils vous
meurtrissent la peau et vous disloquent les
membres.
LES BAINS MAURES. 43
Le masseur oriental, au contraire, s'y
prend avec une délicatesse infinie : on de-
vine qu'il y a de l'art dans ce qu'il fait, et
que cet art, il le pratique presque depuis
sa naissance.
Si cet homme n'est pas né dans la vapeur
de l'étuve, il a dû y passer une grande par-
tie de sa vie. On le sent à l'agilité comme à
la souplesse de tous ses mouvements, à sa
pudeur hypocrite, et surtout à l'indifférence
avec laquelle il remplit sa tâche.
Ce nègre vous traite exactement comme
il le ferait d'une chose délicate ei fragile,
mais non d'un être vivant.
Pendant qu'il vous savonne, vous frotte,
vouslotionne, c'est un manœuvre à la tâche,
qui tourne une meule, ou vanne du grain,
à tant par jour.
44 VOYAGE A ALGER.
Il s'occupe de votre corps, mais nulle-
ment de vous.
Je ne sais quelle langue il parle, mais,
quelle que soit la vôtre, soyez sûr qu'il ne
l'entend pas.
Au bout d'un certain temps, et tout en
se livrant à sa besogne, il se met à chanter,
dans un idiome inconnu, un air monotone
de son pays natal.
Chacun de ses compagnons de travail ne
tarde pas à l'imiter, et c'est bientôt dans l'é-
tuve un concert encore plus bizarre qu'as-
sourdissant, et qui complète une fantasma-
gorie dont on ne peut jouir qu'à Smyrne, à
Constantinople ou à Alger.
Cependant, à la fin, les chants cessent
par degrés et la vapeur s'éclaircit. Les om-
bres blanches recommencent à se mouvoir.
LES BAINS MAURES. 45
et l'écho redit de nouveau quelques paroles
françaises.
Les baigneurs vont recevoir leurs derniè-
res ablutions sous des robinets de cuivre
jaune, qui de divers points des murs vomis-
sent des torrents d'eau tiède dans des cuvet-
tes de bronze.
Enfin, je ne sais ce que devient la vapeur,
mais elle disparaît presque entièrement, et la
table de pierre, dont je n'avais pas d'abord
deviné l'usage, sert de banc aux baigneurs,
qu'attend là une dernière cérémonie, aussi
piquante qu'imprévue pour les nouveaux
débarqués.
D'abord, on les essuie: puis on leur met
aux pieds des babouches de maroquin, sur la
tête une bande de laine contournée en tur-
ban, puis enfin sur tout le corps une longue
46 VOYAGE A ALGEB.
pièce d'étoffe blanche dont on les emmail-
lotte.
Maures ou Français, accoutrés ainsi,
indistinctement, en enfants du prophète, sont
conduits tour à tour dans la salle des divans.
Que ce dernier mot n'ait pas pour nos
lecteurs l'acception qu'on lui donne dans nos
salons parisiens.
Les divans, à Alger, sont de méchants
sommiers rembourrés de crin ou d'herbages,
et qui, disposés côte-à-côte sur un plan in-
cliné, formant le fer à cheval, représentent
exactement le lit de camp d'un corps de
garde. C'est sur ces sommiers que les bai-
gneurs se couchent en sortant de l'étuve.
sous prétexte d'y dormir; mais le vacarme
qui se fait autour deux ne leur permet pas
d'y songer.
LES BAINS MAURES. 47
Si les Maures sont d'ordinaire silencieux
comme les Turcs, presque tous les nègres
sont bruyants.
Pour ranger un meuble, un matelas, une
chaise, un brin de paille, ils se démènent
comme de vrais démons : je ne connais pas
d'activité plus stérile que la leur.
Ajoutons qu'on ne se rend guère aux
bains maures que par partie de plaisir, de
sorte qu'au lieu de chercher dans un repos
réparateur le complément des effets salu-
taires qu'on leur attribue, on n'a d'autre
souci que d'en égayer jusqu'au bout l'é-
trange cérémonie.
Les plus paisibles fument dans la longue
pipe qu'on leur présente l'excellent tabac
turc dont elle est chargée, tandis que les
autres jouent, vocifèrent, se chamaillent et
*8 VOYAGE A ALGER.
mêlent leurs éclats de rire aux criailleries
des nègres.
Indépendamment de la pipe, dont on le
gratifie, chaque baigneur a sa tasse de café
sans sucre, et dont le marc pilé au mortier
au lieu d'être moulu, se dépose au fond du
vase en sédiment impalpable.
Le bain maure passe pour être un re-
mède infaillible aux douleurs musculaires,
ce que je n'oserais affirmer d'une manière
très-explicite, mais ce qui doit paraître d'au-
tant plus vraisemblable aux médecins ho-
mœopathes, qu'il donne des rhumatismes
à ceux qui n'en ont pas. Pour mon compte,
j'y entrai bien dispos et j'en sortis courba-
turé.
Ce fut le surlendemain de mon arrivée que
je m'y rendis en compagnie nombreuse.
LES BAIiNS MAURES. 49
En débarquant, je m'étais rappelé l'a-
dresse d'un M. D. avec le frère duquel j'étais
lié à Toulon. Cette recommandation impro-
visée, jointe à l'hospitalière aménité de M. D.:
me servit à merveille.
Le frère de mon ami demeurait rue de
Chartres, n° 19. C'était alors un jeune homme
de vingt-cinq à vingt-six ans, actif, intelli-
gent, ambitieux peut-être, propre en un mo-
à faire fortune, ce qu'il fit en effet.
Je sais depuis peu que M. D. est actuelle-
ment commissaire priseur à Alger, où il
jouit, sous tous les rapports, d'une grande
considération. Tant mieux, il la mérite, ne
serait-ce que pour l'affabilité avec laquelle
il accueille les amis de ses amis.
Tout occupé qu'il était de ses affaires, il
voulut être mon cicérone et me conduisit
50 VOYAGE A ALGER.
partout. J'eus même toutes les peines du
monde à me défendre d'accepter un loge-
ment chez lui, et je ne pus me dispenser d'y
manger plusieurs fois.
Ce fut donc M. D. qui me fit les honneurs
des bains Maures.
Nous y allâmes, en sortant de dîner chez lui,
avec un de ses jeunes frères qui lui servait
de commis, et deux ou trois autres personnes
de sa connaissance.
Ce dîner de garçons, égayé par de bons
mots, de bons vins, des propos hasardés, des
chansons grivoises, et surtout par la bonne
humeur de notre hôte, s'était prolongé jus-
qu'à la nuit noire.
Tous tant que nous étions, en entrant dans
letuve,nousavions,commeonle dit, un pied
dans la vigne du Seigneur.
LES BAINS .MAURES. 51
Quelles bonnes conditions pour transpirer
à outrance et pour jouir doublement duspec-
tacle fantastique que j'ai essayé de décrire !
Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'y perdis tout
à fait la raison. Les baigneurs, les nègres et
surtout les lanternes se multipliaient indéfi-
niment à mes yeux; j'entendais le son du
rebet, je voyais la danse macabre, et bientôt
enfin je ne vis plus rien que le négrillon qui
me massait.
Ce fut seulement sur les divans que je
retrouvai ma compagnie! encore fais— je un
abus de mots en disant que je la retrouvai.
Le moyen de reconnaître, sous un costume
uniforme et grotesque, des gens dont la fi-
gure ne vous est connue que depuis deux
heures ?
A tout hasard, je m'étends à l'exemple de
52 TOI AGE A ALGER.
u*es voisins, j'allume en homme expert la
qui m'est offerte, et, moi qui raffole de
sucre, je bois pour mes péchés le café amer
qui m'est servi.
Cependant la conversation s'engage, mon
voisin de droite se plaint d'être exténué, et
ni on voisin de gauche, qui se brûle le pouce
en tassant son tabac, jure avec une verve
qui trahit à la fois son caractère et son accent.
L'accent franc-comtois! l'accent de mon
pays! je le reconnaîtrais entre mille, je le
reconnaîtrais toujours ô patrie!
Comme fasciné par un talisman, je prête
une oreille attentive aux propos du baigneur.
Je dois supposer qu'il s'est brûlé au vif, car
il est prodigue de ses blasphèmes. Mais, pour
le coup, je ne rêve pas, et cette voix m'est
connue! Un compatriote, un camarade,
LES BAINS MAURES. 53
un ami, à cinq cents lieues du pays na-
tal ! oh ! le cœur me bat bien fort !
— Vous êtes du Jura? lui dis-je.
Mon voisin à ces mots tressaille, et se lève
si brusquement qu'il renverse sa tasse.
— D'où le savez-vous? s'écrie-t-il.
— Voire parler montagnard...
— Mais il me semble aussi que votre
voix
— Connaissez- vous ces vers :
Je l'aimais tant, hélas!... son nom seul reste encor
En mon àme abîmée,
Comme sur un tombeau, l'épitaphe d'un mort!...
— Mémée!
S'écrie Jacques Albin, car c'est lui-même,
en finissant la strophe de sa composition,
54 VOYAGE A ALGER.
dont les derniers vers seulement m étaient
revenus à l'esprit.
Et nos deux bédouins (car le lecteur se
rappelle nos costumes) de se jeter dans les
bras l'un de l'autre, en pleurant de joie
comme des enfants.
Après avoir suffisamment diverti les bai-
gneurs par les explosions risiblement tou-
chantes de notre reconnaissance, nous nous
hâtons, Albin et moi, d'échanger notre dés-
habillé mauresque contre nos habits de
chrétiens. Je prends congé de M. D. , en lui
LES BAIINS MAURES. 55
rappelant que dès le point du jour nous de-
vons partir pour le camp de Douaira où il a
promis de me conduire ; puis, Jacques m'em-
mène chez lui, c'est-à-dire dans un affreux
galetas de la rue Baballoued, où nous pas-
sons ensemble le reste de la soirée et une
grande partie de la nuit.
Mon ami me met en quelques mots au
courant de sa position.
Attaché comme auxiliaire au service de
santé, il habite Alger depuis six mois, et rem-
plit à l'hôpital les fonctions de chirurgien
sous-aide.
Physiquement, Albin n'est presque pas
changé: il a grandi, voilà tout. Quant au mo-
ral... hélas! c'est comme autrefois. Le goût
des sensations fortes a persisté chez lui. De-
puis la déception qu'il a éprouvée dans ses
56 VOYAGE A ALGER.
amours, il se console, en s'enivrant, de l'in-
fidélité de sa belle, et à la manière dont il
attaque les six bouteilles de bière qu'il vient
de nous faire apporter par son nègre Makis,
je crains fort que mon pauvre ami ne soit à
jamais inconsolable.
— Tu aimais donc beaucoup cette fille ,
lui dis— je, pour la regretler si longtemps?
— Oui, beaucoup, me répond-il. Ce n'est
pas que j'eusse voulu jamais donner à ma
mère le chagrin de me voir épouser made-
moiselle Mémée Désormes, mais enfin je
l'aimais, et j'ai la certitude qu'en l'épousant
j'aurais fait mon bonheur.
Vois-tu, mon cher, la sympathie est
pour les d?nes ce qu'est F affinité pour les
atomes.
L'homme est un être essentiellement in-
LES BAINS MAURES. 57
complet, et dont l'existence n'est qu'un long
malaise tant qu'elle s'accomplit dans l'isole-
ment. Mon cœur était au cœur de Mémée
ce que X oxygène est au potassium. Tu me
comprends, toi qui possèdes ton Berzélius
sur le bout du doigt. Si jamais je me décide
à devenir sage et laborieux, je m'applique-
rai à chercher les lois de cette chimie
morale.
Pour son malheur et pour lç mien, Jac-
ques n'a que trop bien tenu parole.
Sur les trois heures et demie, le jour com-
mençant à paraître, je quittai mon ami pour
me rendre chez M. D. qui déjà m'attendait et
venait de faire seller nos chevaux.
Platon, celui que je dois monter, est, au
dire de son maître, le premier trotteur de ta
58 VOYAGE A ALGER.
Régence : qualité que j'apprécierais médio-
crement, si M. D. ne m'affirmait en même
temps que son cheval est doux comme un
agneau et si parfaitement intelligent que,
dans le cas où, par impossible, il démonte-
rait son cavalier, il serait capable de le ra-
masser.
En conséquence me voilà sûr de revenir
mort ou vif à Alger, et je ne désespère pas
d'être en état, le lendemain matin, d'aller
faire à Jacques le récit de mon excursion à
Douaira.
Circonstance fatidique !
Cinq années devaient se passer avant que
je revisse Albin.
m
ROMAN D'UN QUART D'HEURE.
III
Roman «l'un quart d'Heure
M. D. et moi, nous sommes enfin à cheval.
La porte se referme sur nous. Les Bé-
douins s'éveillent et se rangent pour nous
laisser passer.
Le village de Del-Ibrahim doit être notre
première halte.
64 ROMAN
en ondulant comme d'immenses vagues su-
bitement cristallisées jusqu'au cap Ma-
tifou.
Leurs derniers versants, déchirés par des
ravins profonds, sont couverts d'une végéta-
tion variée et luxuriante.
Quelques arbres d'Europe, des chênes, des
figuiers de Barbarie, et surtout des aloès
croissent pêle-mêle, et font les frais d'une
verdure diaprée dont les tons heurtés impres-
sionnent l'œil d'une façon singulière.
Vous sentez à cet aspect que vous n'êtes
plus en France.
Mais que ce panorama est saisissant et
grandiose pour les yeux du voyageur qui le
contemple pour la première fois!
Combien je fus heureux, mon Dieu ! pen-
dant les dix ou douze jours que je passai sur
d'un quart d'heure. 65
ce beau rivage d'Afrique, que j'aimerais tant
à revoir, et que je ne reverrai plus !
Triste organisation que la mienne! pas
une de mes jouissances qui ne me laisse un
regret!
Toute ma vie fut tourmentée par deux
passions contradictoires : l'amour des lieux
nouveaux et l'amour des lieux que j'avais
vus.
0 charme des souvenirs, quel empire vous
avez sur moi !
Oui, je traverserais les mers pour revoir
un vieux chêne dont le feuillage m'a abrité,
une pelouse où j'ai dormi, un ruisseau où j'ai
bu, une pierre sur laquelle je me suis assis!
Malheur à moi ! bientôt il me faudra tout
quitter pour toujours!
Mais éloignons ces noires pensées,
i. 5
»)3 ROMAIN
La mort n'est que le départ pour un der-
nier voyage...
Là-bas, là-bas, on retrouve ses amis,
l'aïeule qui redit en nous attendant les chan-
sons et les contes dont fut charmée notre en-
lance... Là-bas, on retrouve sa mère; son
amante, tout ce qu'on a aimé.
Est-ce bien vrai, mon Dieu?...
Emilie! vous reverrai-je aussi? serez-vous
encore innocente et candide comme je vous
ai quittée? Vous n'aviez que seize ans. Hé-
las! vous aurez vieilli, et vous ne me re-
connaîtrez plus.
Que dis-je, insensé! me reconnaîtriez-vous
aujourd'hui! pour vous suis-je quelque chose
dans le monde? ai-je seulement occupé vo-
tre pensée pendant une minute, pendant
l'instant que je demeurai près de vous?
d'u« quart d'heure. 67
Vous souvenez-vous encore de l'étranger
qui s'est assis sous votre toit paisible?
Belle et suave jeune fille! oh ! non, tu ne
te doutes pas qu'à cinq cents lieues du pays
que tu habites, une âme mélancolique comme
la tienne s'émeut à ton souvenir; qu'un pau-
vre rêveur, dégoûté du monde, et qui s'en
va mourant, verse une larme de regret en
écrivant ton nom.
Il est bien doux ton nom, Emilie! il me
rappelle celui d'une sœur que j'adorais et
que j'ai perdue jeune encore. Hélas! tu n'as
jamais su le mien.
Que le lecteur ne s'attende pas au récit
d'une aventure. L'analyse d'une impression,
d'un phénomène psychique, dont je fus long-
G8 ROMAN
temps sans me rendre compte, va seule nous
occuper.
Comment se fait-il qu'après dix ans d'é-
motions diverses, de luttes, de chagrins,
d'affections formées et détruites, la figure
< l'une personne que je n'ai pas vue dix mi-
nutes, que je n'ai fait pour ainsi dire qu'en-
trevoir en courant, se retrouve aujourd'hui
si nettement dans mon cœur?
Oui, je me souviens aussi parfaitement
d Emilie Dénan, que je me souviens de ma
mère. Mais pour moi ce n'est pas une femme,
ce n'est pas une jeune fille que j'ai rencon-
trée par hasard sur un grand chemin d'A-
frique; c'est un ange qui m'est apparu dans
un rêve.
J'en suis sur comme de mon existence :
une parcelle de son âme est restée dans la
d'un quart d'heure. 69
mienne.,. Albin et moi nous nous rencontre-
rons un jour sur cette voie mystérieuse des
sympathies instinctives
Ainsi que je l'ai dit, nous chevauchions
paiement sur la route de Blida, M. D. armé
de pied en cap, pour faire face aux Bé-
douins en cas d'altaque, moi, n'ayant en
main qu'une cravache pour exciter mon
cheval.
Encore dois-je avouer que je n'en abuse
pas! le meilleur trotteur de la régence ne
l'endurerait point.
Je ne perds pas de vue ses oreilles dans la
crainte de perdre aussi la selle, et. malgré
les paroles amicales que je lui adresse de
temps en temps pour me rassurer, la liberté
de ses allures me donne quelque inquiétude.
70 ROMAN
Franchement pour mon usage, je lui préfé-
rerais l'àne de Sancho.
À tout prendre néanmoins, je ne suis pas
trop mécontent de lui, et je suis fort content
de moi. Serait-ce par hasard qu'on naît ca-
valier, comme l'on naît poëte? Je serais tenté
de le croire à la grâce que je me trouve.
— Eh bien, Plulon ! qu'est-ce qui te
prend? flairerais-tu quelque Proserpine
au bout de cette avenue delentisques?... al-
lons... Pluton! ne va pas te cabrer à pré-
sent !
— Lâchez les rênes... que diable!
— Lâchez les rênes... lâchez les rênes...
vous en parlez à votre aise. Ne voyez-vous
pas que votre maudit cheval veut à toute
force quitter la route pour gagner cette mai-
sonnette.
d'un quart d'heure. 71
— Ah! l'animal!... mémoire d'ange !Il
y a plus de deux mois qu'un matin, nous
sommes allés à celle maison où il a mangé
l'avoine et il s'en souvient encore. Il ne lui
manque que la parole.
— C'est admirable en vérité. Pluton !
Pluton! que le ciel le confonde avec ton es-
prit, vilaine bête! je n'en viendrai jamais à
bout.
En effet, Pluton s'engage malgré moi
dans l'avenue.
— Décidément, ditM.D., votre cheval veut
renouer connaissance avec le père Dénan.
Eh bien! laissez-le aller, ce brave père
Dénan nous fera goûter son vieux rhum.
— Vous le connaissez?
— Parbleu ! demandez à Pluton...
Un instant plus tard, nous meltions pied
~'2 ROMAIN"
à terre, el après avoir attaché nos chevaux à
un arbre, M. D. ouvrit sans frapper la porte
de la maisonnette, où nous entrâmes tous
deux.
A ces airs sans façon, et à quelques
autres signes encore, je suis bientôt con-
vaincu que mon compagnon de voyage con-
naît les lieux aussi bien qu'il le prétend.
— Bonjour, Claudine, dit-il, en entrant, à
une grosse fille rousse qui savonne du
linge dans un seau.
— Bonjour, monsieur D., par quel
hasard si matin ?
— Vous êtes toujours curieuse.
— Dame!
— Est-il levé. M. Dénan?
— Oh! je crois bien qu'il est levé... voilà
plus d'une heure qu i! fait la chasse aux sau-
d'un quart d'heure. 73
terelles dans son jardin. Ces vilaines bêtes-là
nous mangent tout.
— Et mademoiselle?
— Elle s'habille.
— Déjà!
— Oh ! elle est très-matinale, mademoi-
selle... quoique c'ait été élevé dans du co-
ton, c'est pire qu'une paysanne pour le tra-
vail.
Quelle est donc cette demoiselle élevée
dans du coton, et chez qui l'on va boire la
goutte à quatre heures du matin dans le voi-
sinage d'un camp? J'ai toujours aimé les
énigmes.
Pendant que j'essayais de deviner celle-ci,
M. Dénan entra, portant glorieusement à la
main la peau d'un chacal, pris au piège
pendant la nuit, et qu'il venait d'écorcher.
74 ROMAN
C'était un homme de cinquante ans
au plus, de taille moyenne, mais bien
prise.
Quoiqu'il fût mis avec une simplicité toute
rustique , un je ne sais quoi de distingué
dans le maintien révélait tout d'abord en lui
une éducation et des habitudes avec lesquel-
les sa condition actuelle ne semblait pas en
harmonie.
M. Dénan,m'a-t-ondit, avait autrefois été
possesseur d'une fortune considérable, et s'é-
tait ruiné en 1830, en agiotant sur les fonds
publics. 11 avait acheté à l'époque de la prise
d'Alger, et vendu après la révolution.
Il était veuf, n'avait d'autre enfant qu'une
fille , et habitait depuis 1832 l'Algérie où
après avoir spéculé sur les farines, il s'était
fait colon.
d'un quart d'heure. 75
Voilà tout ce que M. D., qui avait eu avec
lui quelques relations d'affaires, put réap-
prendre sur son compte, si ce n'est qu a l'é-
poque dont je parle (1834), il commençait
à restaurer sa fortune et venait d'acheter à
bas prix, dans la Mitidja, des terres consi-
dérables qui ont dû acquérir depuis une
très-grande valeur. Plaise à Dieu qu'il ait
eu la patience de les conserver jusqu'à pré-
sent!
M. Dénan nous reçut avec aménité, Plu-
ton eut son avoine et M. D. son rhum.
Les propriétaires sont tous les mêmes :
M. Dénan nous parle longuement de son
jardin, de ses terres, de ses pastèques, de ses
choux, des sauterelles qui les dévorent, et
surtout du chacal qu'il vient de dépouil-
ler : ignoble animal, dit-il, qui tient du loup,
76 ROMAK
du renard et delà hyène, dont il réunit tou-
tes les mauvaises qualités.
Enfin, il vient de nous verser le coup de
ïétrier, lorsqu'une voix fraîche, vibrante,
argentine, une voix telle que je n'en ai ja-
mais entendu depuis et qui me remue jus-
qu'au fond de l'âme, se met à chanter dansla
chambre voisine ce refrain touchant de la
romance des Deux Nuits :
« Pourrai-je te voir encore un jour ,
0 beau pays de France ! »
— C'est ma fille, dit M. Dénan. Pauvre
enfant, qui m'a consolé de bien des peines !
Entre donc, Emilie, ajoute-t-il en élevant
la voix.
La porte s'ouvre, et la jeune fille, après
nous avoir salués avec un sourire plein de
d'un quart d'heure. 77
grâce et de pudeur, court embrasser son
père Tableau charmant, qui depuis m'est
cent fois revenu dans mes rêves! . .
Il y a peut-être un fait absurde dans ce qui
me reste à dire... Je le dirai pourtant.
Si j'ai eu dans ma vie bien des jours d'a-
mertume, quelques rares instants de bon-
heur s'y sont aussi mêlés.
Eh bien ! oui, lecteurs, je l'affirme, aucun
ne me fut plus doux et n'a laissé en moi de
traces plus profondes que celui où mes yeux
rencontrèrent ceux de cette aimable enfant,
de cette naïve étrangère que je voyais pour
la première et pour la dernière fois.
Aujourd'hui, j'en parle en philosophe, en
physiologiste, j'allais dire en magnétiseur,
78 r.OMAN
mais le public ne me com prendrait pas encore.
Imaginez l'émotion vague, indescriptible,
indéfinissable, qu'on éprouve en touchant
pour la première fois la main d'une femme
qu'on adore, et vous aurez l'idée de ce qui se
passa en moi à l'aspect d'Emilie.
Oh! l'amour, le véritable amour, n'émane
pas plus des sens, comme on l'a dit souvent,
qu'il ne dépend de l'amour-propre. comme
l'écrivit madame de Staël : il existe indépen-
damment de toutes conditions apparentes et
constitue une des qualités primordiales et es-
sentielles de notre double nature.
Lorsqu'une heureuse éventualité met en
présence deux êtres faits l'un pour l'autre, ils
le sentent, ils s'attirent, ils s'aiment dès la pre-
mière seconde. Leurs âmes se correspondent,
se mêlent et s'enlacent.
d'l:s quart d'heure. 79
Puis, viennent le plus souvent les dures
nécessités de la vie sociale qui troublent et
détruisent cette ineffable harmonie, car nous
naissons bien moins pour aimer que pour
souffrir.
Un secret instinct a beau nous dire : Reste,
oh ! reste ici, sous peine d'y laisser une des
moitiés de loi-même, le flot de la destinée
nous emporte avec lui.
Alors commencent pour nous ces indi-
cibles angoisses dont la vraie cause est mé-
connue, et nous nous débattons dans le vide
d'une existence incomplète.
Néanmoins, on poursuit machinalement
sa carrière, espérant de nouveaux hasards qui
ne se représenteront plus. Les jours se suc-
cèdent et s'écoulent, l'indifférence engendre
le dégoût, l'âge vient, les passions s'éteignent,
(SO ROMAN
le cœur se flétrit et se dessèche, enfin, on
vieillit et l'on meurt sans avoir connu le su-
prême bien dici-bas.
Mon histoire est tout entière dans les
quelques lignes que je viens d'écrire. Si le
plus grand supplice des damnés est de con-
cevoir, sans en jouir, le bonheur des élus !
depuis dix ans je suis damné. Vainement, je
me suis exténué à poursuivre un fantôme
dont la réalité ne m'apparut qu'une fois.
Tel est d'ailleurs, je le suppose, le sort de
tous les hommes. Chacun de nous a son idéal,
dont le type réel est quelque part : heureux
celui qui parvient un jour à le rencontrer et
(jui ne s'en sépare plus !
Tous les traits d'Emilie Dénan sont telle-
ment gravés dans ma mémoire que si je sa-
vais peindre, je pourrais en faire un portrait
d'un quart d'heure. 81
frappant de ressemblance. Elle est là. de-
vant moi, debout, la tête un peu penchée,
les lèvres entrouvertes, la main gauche ap-
puyée sur le dos d'une chaise de jonc. Je ne
vois pas plus distinctement ces fauteuils, ces
bougies, cette statuette de Cromwell, tous les
objets qui m'entourent oh! laissez-moi
vous la dépeindre !
Emilie est plutôt petite que grande; elle
paraît bien faite, mignonne sans être frêle.
Son visage ovale est d'un blanc mat, im-
perceptiblement rosé aux joues, ses cheveux
sont châtains, fins et parfaitement lisses. Les
deux larges bandeaux qu'ils forment de cha-
que côté, sont légèrement soulevés par deux
autres bandeaux, plus petits et qui disparais-
sent sous les premiers au niveau des tem-
pes. Cette coiffure simple et gracieuse est
i. 6
82 ROM A IV
l'un effet piquant, je ne l'ai jamais remar-
quée sur aucune autre tète.
Le front est notablement élevé, et la dou-
ble saillie qu'il présente annonce chez Emi-
lie une forte dose de raison. Les sourcils ré-
gulièrement arqués, sont d'une couleur plus
foncée que les cheveux. Elle a de longues
paupières, de longs cils, de grands yeux
noirs veloutés, brillants, humides, timides et
passionnés, les plus beaux yeux quej'aie vus
de ma vie. Son nez est petit et bien fait ; ses
lèvres d'un rouge vif, laissent voir, lorsqu'elle
sourit, deux rangées de petites dents aussi
blanches que des perles. Jolie main, jolis
doigts effilés, jolis pieds, jolie, jolie, oh !
cent fois trop jolie !...
Je préférerais comme relique, au crâne
de Napoléon, ce simple peignoir bleu rayé de
d'un quart d'heure. 83
noir dans lequel se dissimule à demi la taille
ronde et fine d'Emilie.
Pauvre fou que je suis !
A présent animez d'une pensée chaste et
pure le corps charmant que je viens de dé-
crire.
Rendez à la jeune exilée son mélancoli-
que enjouement, où percent à la fois l'amour
filial, l'amour delà patrie, et peut-être aussi
les vaguesaspirationsd'unsentiment nouveau.
Ajoutez à ce que j'ai dit la poésie du mal-
heur, et la poésie des lieux.
Enfin, représentez-vous toutes les circon-
stances de la scène :
il est à peine cinq heures du matin ...
Nous sommes au rez-de-chaussée d'une
maison rustique, au milieu d'un pays agreste
et sauvage.
81 ROMAN
Des arbres dont le feuillage m'est inconnu
entourent de tous côtés ce paisible ermitage.
Leurs rameaux qui s'inclinent jusqu'aux fe-
nêtres, y tamisent la lumière douteuse qui
nous parvient. N'étaient l'aire planchéiée de
la chambre, celle table de chêne, ces usten-
siles de ménage, nous serions tentés de nous
croire sous un berceau de verdure.
Au milieu du silence absolu qui règne au
Join dans la plaine, le gazouillementde quel-
ques passereaux qui s'éveillent se mêle
seul à nos voix
Des voix françaises loin de la France sont
toujours des voix amies.
Fasciné par ce qui m'entoure, l'âme ou-
verte aux impressions du moment et fer-
mée aux souvenirs, je crois voir dans cette
chambrette ma patrie tout entière
d'uk quart d'heure. 85
Ma patrie!... c'était l'asile d'un exilé!
Oh! dites-moi, mon Dieu! d'où vient le
charme que ces lieux ont pour mon cœur!
11 me semble que j'y suis né et que je
voudrais y rester toujours j'y oublierais
la France, ma famille, ma mère!
Oh ! j'en conviens, je le sens, il y a de la
folie dans ce que j'écris, et pourtant ce que
j'écris est vrai.
La nature m'a affligé d'une sensibilité ma-
ladive, qui me rendrait sans cesse ridicule si
elle ne se cachait sous les dehors compassés
d'une froideur excessive.
Parmi les hommes de ma connaissance,
en est-il qui soient faits ainsi? je l'ignore : je
ne leur ai jamais fait part de mes impressions
intimes, ils ont eu le droit de me cacher les
leurs.
86 ROMAN
Me voilà donc subitement épris d'une
femme, d'une enfant, qui demain ne sera
plus pour moi qu'une chimérique réminis-
cence.
Pourquoi? comment cela se fait-il? est-ce
un rêve? ai-je perdu la raison? quelques
nuits d'excès et d'insomnie ont-elles 'exalté
jusqu'au délire toutes mes facultés sensiîivcs?
Je ne sais.
Mais quoi ! cette jeune fille exerce-t-elle
sur tous ceux qui l'abordent, l'influence ma-
gique dont je ressens les effets? non, car mon
ami est aussi bien que moi assis à côté d'elle.
li la regarde, il lui parle, et sa voix n'est
pas émue.
Tout à l'heure il médira avec insouciance
qu'elle lui paraît jolie oh! profanation!
qu'il ne me dise rien déplus!
d'un quart d'heure. 87
Eh ! que pourrait-il en dire? Elle ne l'oc-
cupe point. Et moi... moi, j'en suis jaloux !
Mais ce n'est pas tout : Emilie partage,
sans s'en douter peut-être, le sentiment
qu'elle m'inspire. Si je lui parle, elle rougit,
en me répondant elle tremble et baisse les
yeux. Fuyons, fuyons Pour rien au
monde je ne voudrais la revoir, car peut-être
n'aurais-je plus le courage de la quitter.
Voilà, certes, un des épisodes les plus sin-
guliers de ma vie Il a duré moins d'un
quart d'heure.
Ainsi M. D. et moi, nous remontons à che-
val.
M. Dénan nous tient l'étrier et nous serre
la main à tous les deux, en nous souhaitant je
ne sais plus quoi, car toute mon attention est
88 ROMAN
absorbée par sa fille, qui, debout sur le seuil
de la maisonnette, suit du regard tous mes
mouvements.
— Adieu, mademoiselle, lui dis-je en
soupirant.
Adieu ! sublime expression de la foi chré-
tienne, qui résume en même temps et le né-
ant des affections terrestres et l'espérance qui
nous en console.
Presque jamais je n'ai dit adieu sans
éprouver un serrement de cœur; mais cette
fois surtout, j'étais vivement ému.
Heureusement dans les organisations ner-
veuses les sentiments sont si mobiles et se
succèdent si vite, qu'en se confondant ils se
neutralisent en partie les uns les autres.
Cette succession rapide des impressions et
des idées a toujours été le fait culminant de
d'un quart d'heure. 89
ma nature. Voilà pourquoi, dans ma vie,
le rire s'est mêlé si fréquemment aux lar-
mes, le burlesque au pathétique.
Pluton redresse fièrement la tête dès qu'il
me sent en selle. Il se cabre et hennit comme
s'il allait au feu! xMaudite bête! je gagerais
que c'est lui qui me suggère la sotte envie
de faire le beau cavalier aux yeux de made-
moiselle Emilie.
Me voyez-vous le corps droit, les épaules
effacées, les coudes collés aux hanches, les
rênes dans la main gauche, et la main droite
tombant négligemment sur la cuisse du
même côté. Je serre peut-être un peu les ge-
noux, et j'affecte de porter en dedans les poin-
tes de mes pieds. Si pourtant, je m'en tenais
là... Mais, bah! je ne fais pas les choses à
90 ROMAN
demi. Fat que je suis (c'était de la fatuité!)
j'ai la bêtise de fouetter mon cheval.
Je comptais certainement sur quelques jo-
lies courbettes, et voilà mon vilain sournois,
qui, au lieu de courbettes, fait un écart, si
bien qu'il nie désarçonne, et qu'il ne s'en
faut pas de l'épaisseur d'un cheveu, que
j'aille étaler mes grâces dans la crolte des
fondrières.
Jugez de mon dépit !
M. D. riant à perdre haleine, me conseille
impitoyablement de me retenir aux crins.
Oh! alors, ma têle se perd tout à fait.
Ouitte ou double, medis-je... On ne rira plus
si je me tue, et sur ce, je me mets à crava-
cher à tour de bras mon fougueux coursier,
qui part comme une avalanche et m'em-
porte je ne sais où.
d'un quart d'heure. 91
Réflexions philosophiques :
Pendant tout le temps que dura ce galop
périlleux, je faisais en moi-même justice de
mon imprudence, et surtout du motif qui me
l'avait inspirée, et je répétais en continuant
à toucher comme un sourd sur la croupe de
Plulon, ce verset de La Sagesse :
Vanitas vanitatum, et omnia vaniias !
Eh bien! comprenez-vous cet esprit qui
se partage en deux, l'un pour faire des folies,
l'autre pour les condamner? Il n'y a pas à en
douter : celait t âme sensitive qui cravachait
Pluton, et c'était famé immortelle qui gour-
mandait sa sœur.
L'homme, il faut en convenir, est un
étrange animal !
Quoi qu'il en soit, M. D. me suivait à toute
bride; mais il ne riait plus.
92 ROMAN
— Arrêtez donc, malheureux! criait-il à
segosiller, vous allez estropier mon cheval,
ou pour le moins vous casser le cou.
Assurément, la Providence veillait sur
moi, car, après cinq ou six minutes de cette
course désordonnée, Pluton s'arrêta sain et
sauf, aussi bien que moi, au sommet d'un
monticule, où je repris toute ma raison, et
d'où j'aperçus le camp que nous allions vi-
siter sur la lisière de la Mitidja.
— La peste ! dit M. D. en se serrant la rate
avec son mouchoir, j'en ai un point de côté.
Vous aviez donc le mors aux dents?
— C'est votre faute aussi; pourquoi vous
moquer de moi?
— C'est que vous étiez si drôle avec votre
jambe en l'air!
d'un quart d'heure, 93
— N'importe! nie voilà cavalier pour le
reste de mes jours.
Je ne raconterai que très-sommairement
la suite de mon excursion à Douaira, pen-
dant laquelle il ne m "advint rien qui soit
digne d'être mentionné.
De temps à autre, nous rencontrions à
côté du chemin, qu'ils évitaient pour ne pas
souiller leurs pieds d'une terre remuée par
les Roumis, des Bédouins qui se faufilaient
comme des bêtes fauves à travers les halliers;
puis, sur le chemin même, des Arabes moins
fanatiques, se prélassant, qui sur un cha-
meau, qui sur une bourrique de la grosseur
d'une chèvre.
Les uns et les autres portaient des provi-
sions de bouche au marché d'Alger : celui-ci
94 ROMAN
un petit panier de dattes, celui-là six cor-
nichons.
Rien de plus divertissant que de voir, le
matin, sur la place du Gouvernement, ces
impassibles marchands étaler devant eux
dans une corbeille, leur modeste pacotille.
Gravement assis, les jambes croisées à la
façon mauresque, ils fument imperturbable-
ment en attendant jusqu'au soir, s'il le faut,
le bon plaisir des acheteurs.
Que dis-je! jusqu'au soir! ils resteraient là
pendant un siècle sans mot dire, s'il plaisait
au prophète que le chaland ne vînt pas.
Le hasard ou mon bon ange me fit retrou-
ver, au camp, un capitaine de mes amis, le
pauvre M. Monin, qui, après avoir guerroyé
pendant cinq ans en Algérie, s'en vint sotte-
ment, l'année suivante, se laisser mourir d'à-
d'un quart d'heure. 95
poplexie à huit lieues de son village, où l'at-
tendaient impatiemment sa femme et ses en-
fants.
Nous fîmes à la table de cet officier, un
dîner tout champêtre, mais si modeste, que
malgré les conseils de M. D., sur la néces-
sité pour les voyageurs de raconter tous
leurs repas, j'hésite à faire mention de
celui-ci.
Ce n'était d'ailleurs pas la faute de M. Mo-
nin, s'il nous recevait si maigrement. Les
vivres manquaient grâce à la voracité des
chacals qui avaient eu l'audace, la nuit pré-
cédente, de venir manger au beau milieu du
camp, trois moutons apportés la veille, et
dont ils n'avaient pas même laissé les os.
Les sentinelles, au lieu de se crier d'heure
en heure le prenez garde à vous d'usage,
96 ROMAN
auraient donc mieux fait de se dire: prenez
garde aux moutons.
Mais, enfin, on ne meurt pas pour dîner
une fois avec des concombres au sel et des
ligues de Barbarie, et j'ai fait dans ma vie
plus d'un festin dont je me souviens avec
moins de plaisir que de celte collation du
camp de Douaira.
Il était sept heures au moins lorsque nous
reprîmes le chemin d'Alger, et, par consé-
quent, il était nuit close, lorsque nous y
rentrâmes.
Je couchai cette fois chez M. D., et j'é-
tais tellement exténué, que j'eus à peine la
force de lui souhaiter le bonsoir.
Le lendemain dans la matinée, je me ren-
dis chez Albin.
Heureusement, j'avais remarqué sa mai-
d'ujv quart d'heure. 97
son au clair de lune, et je la retrouvai
sans peine. La nuit elle n'était pas belle,
mais le jour c'était bien pis. Dieu du ciel,
quel escalier!
Cependant, je le monte, en tremblant
qu'il ne s'enfonce sous moi. La porte est en-
tre-bâillée, ce qui ne me prouve pas encore
qu'Albin soit chez lui; mais j'entends dans
la chambre une espèce de clapotement ana-
logue au bruit que ferait un pourceau en
mangeant. J'entre, et je trouve Makis attablé,
et en train d'ingurgiter une sorte de pâtée
de riz dont l'aspect me soulève le cœur.
— M. Albin? lui dis-je.
— M. Albin? répète le nègre en se le-
vant d'un air effaré.
— Oui. votre maître, où est-il?
— Où est-il?... lui pas être ici.
98 KOMAiN
— Parbleu! je le vois bien. Ouand donc
est- il sorti?
— Quand donc est-il sorti ? moi pas sa-
voir... lui être parti.
— Parti pour quel pays?
— Pour pays à lui.
— Comment ! pour la France ?
— Moi pas savoir... ah! oui, pour la
France... la mère à lui, morte là-bas, et lui
parti pour la voir.
— Sa mère est morte ! et quand donc?
— Moi pas savoir... lui, pleuré, pleuré,
pleuré.
— Ah ! sa mère est morte ! et c'est hier
ou ce matin qu'il s'est embarqué?
— Moi pas savoir.
— Que le ciel te confonde, sauvage, avec
d'un quart d'heure. 99
les pas savoir: ces vilains noirs sont tous les
mêmes.
Le nègre piqué de mon emportement,
renfonce son bonnet, se rassied, et se remet
à se bourrer de pilau avec une ardeur in-
croyable, d'où je conclus que le chagrin de
son maître ne lui ôtepas l'appétit. . , .
Désespérant d'en apprendre davantage, je
sortis et j'allai me promener sur la grève de
Mustaphah, où je pus me livrer à mon aise
aux tristes réflexions que m'inspirait le dé-
part précipité de mon ami.
Pauvre Albin, pensais-je, pauvre fou qui
croyait trouver dans la cynique insouciance
d'une vie débauchée un refuge certain con-
1 00 ROMAN
Ire la douleur ! Le sophisme a beau faire, il
ne parvient pas à neutraliser les tendances
instinctives d'un cœur affectueux. Au milieu
de ses filles de joie Albin vénérait encore
l'image sacrée de sa mère. Il la perd, et les
larmes coulent malgré lui de ses yeux. Il fau-
drailnerien aimer, pour être sûr d'échapper
au chagrin, puisque chaque jour peut nous
enlever un des objets de nos affections. Ne
rien aimer!... Eh ! ce ne serait plus vivre,
car la mort n'est, en définitive, que l'extinc-
tion totale des affinités de noire âme pour
nos semblables et pour les choses qui nous
entourent. Mais où donc alors trouver la
jouissance, entre cette nécessité de nous atta-
cher aux êtres d'ici-bas, et la crainte perpé-
tuelle d'en être séparés?... le bonheur est un
rêve.
d'un quart d'heure. 101
J'aperçus dans ce moment deux goëlands
posés sur la plage, et qui se becquetaient
avec amour.
Ces oiseaux sont-ils heureux? me deman-
dai-je. Hélas! qu'est-ce que peut être le bon-
heur d'un oiseau? un peu de plaisir, une
sensation qui passe et se renouvelle. Tous les
hommes ont cela, et tous pourtant ne sont
pas heureux. Le vrai bonheur consiste dans
la satisfaction des sentiments élevés, la jus-
tice, la charité, l'espérance... Il faut donc
le chercher dans l'amour de Dieu et du genre
humain, et non dans l'amour d'une femme.
En philosophant de la sorte, je m'étais
assis sur le rivage, où mon doigt, que ma rai-
son sans doute oubliait de diriger, traçait
machinalement sur le sable les six lettres du
nom d' Emilie.
102 ROMATV D'UN QUART D'HEURE.
Singulière distraction! Elle me rappela
cette maxime sauvage d'un écrivain célèbre
de l'autre hémisphère : « L'homme quand il
raisonne n'est pas plus aue le chien quand il
aboie. »
IV
CINQ ANS APRES.
IV
Cinq ans aprèii
Si le titre de ces mémoires avait besoin
d'interprétation, je me hâterais de dire que
ce que j'écris n'est point l'histoire de ma vie
privée dont le lecteur ne se soucierait guère ;
mais seulement l'histoire de mes idées à l'é-
gard du magnétisme.
106 CITNQ ATNS APRÈS.
On verra d'ailleurs dans la suite par quelle
mystérieuse filiation les chapitres qui précè-
dent se rattachent à ces idées.
Le magnétisme comme je le comprends
aujourd'hui est X absolu du monde moral,
une sorte d'antagoniste du libre arbitre de
l'homme, c'est-à-dire la raison dominante et
presque fatale de nos destinées.
Je sais combien une semblable proposi-
tion doit sembler inintelligible à la plupart
de mes lecteurs ; mais la simple exposition
des faits que je me propose de raconter, en
deviendra bientôt, j'espère, un commentaire
clair et plausible.
Qu'il me soitpermis, en attendant, de fran-
chir sans transition de longs intervalles de
temps et d'espace, afin d'éliminer autant que
possible de mon récit toutes les circonstan-
criso ANS APRÈS. 107
ces étrangères à l'ordre spécial des impres-
sions qui doivent seules en être l'objet.
Malgré mon adhésion aux idées mesmé-
riennes, et en dépit de mes boutades contre
le corps médical, j'entends qu'on n'oublie pas
que je suis médecin moi-même.
Ce fut le 18 juillet 1837 que j'eus l'hon-
neur d'être admis, par la faculté de Paris, au
nombre des prêtres d'Epidaure.
J'avais alors vingt-trois ans.
Je ne suis donc point, comme l'eût dit
Frapart, un magnétiseur de pacotille, puis-
que avant d'incriminer la médecine, je l'ai
pendant dix ans étudiée avec ferveur.
Que personne au reste ne s'imagine qu'en
mentionnant ces menues circonstances je
n'ai d'autre but que de parler de moi.
Grâce à Dieu, je fais bon marché de mâché-
108 CINQ ANS APRÈS.
tive individualité; mais encore m'est-il per-
mis de désirer qu'on ne voie pas dans les
croyances dont j'ai fait profession, le caprice
d'un esprit fantasque, ou l'enthousiasme
dévergondé d'un homme qui ne raisonne
point.
Non, j 'étais né sceptique, et la conviction
dont j ai fait preuve n'était pas l'œuvre du
hasard,
J'ai beaucoup lu, beaucoup vu, et surtout
beaucoup médité. C'est par la force des évé-
nements que j'ai cru au magnétisme, pres-
qu'en dépit de ma raison.
Ma thèse inaugurale qui n'est plus dans le
commerce, mais qui y fut, j'ose m'en flatter
(il s'en vendit deux exemplaires), ma thèse
que ma bonne mère eut la tendresse de lire
d'un bout à l'autre, et que mes examinateurs
CIWQ AJNS APRÈS. 109
comblèrent d'éloges pour le rationalisme
que j'y montrais, ma thèse, dis-je, portail le
cachet de mon esprit douteur, car elle ren-
fermait la proposition suivante :
ce II y a quelque chose de vrai dans le
magnétisme animal; mais il s'en faut que
loul soit vrai dans ce qu'on en a dit. Depuis
Mesmer, qui n'était qu'un charlatan, jus-
qu'à nos modernes, parmi lesquels on pour-
rait compter plus d'un Mesmer, le magné-
tisme trouva tour à tour des fauteurs fanati-
ques et des détracteurs exagérés. Mais en fait
de science, il est aussi hasardeux de croire
sur parole, que de se faire sceptique par pas-
sion. Avant de rien admettre ou de rien
nier, lorsqu'il s'agit de questions liti-
gieuses, il faut expérimenter, il faut voir. Or
c'est probablement ce que n'ont pas fait, ou
1 10 CliNQ AAS APRÈS.
ce qu'ont ma! t'ait, ce qui pis est, ceux qui
ont tout admis, et ceux qui ont tout nié. De
là le merveilleux ridicule ou la futilité de
la plupart des articles Magnétisme de nos
recueils encyclopédiques. »
11 m'eût été difficile d'être plus inci-
sif, j'allais dire plus impertinent, car le dou-
ble reproche que j'adressais aux articles ma-
gnétisme des dictionnaires de médecine
impliquait évidemment deux personnalités :
Le merveilleux ridicule était le lot de M. Hos-
tan, et l'écrivain futile, il n'y avait pas à s'y
méprendre, c'était M. Bouillaud.
M. le professeur Rostan a peut-être expié
plus durement qu'on ne le pense le courage
d'émettre un des premiers, des opinions af-
firmatives sur les faits magnétiques. Que
justice lui soit rendue pour sa noble témé-
C1JNQ Ai\S APRÈS. 111
rite! Quant à M. Bouillaud, nous avons,
lui et moi, un vieux compte à régler; cela
viendra en temps et lieu, mais, en attendant,
j'ajourne à notre rencontre dans la vallée de
Josaphat la rétractation du jugement que
j'ai porté sur lui.
Enfin, M. le ministre de l'instruction pu-
blique a contre-signe mon diplôme. Ce di-
plôme est dans ma poche, ma trousse et mes
lancettes n'attendent plus que des victimes.
Gare à vous, mes amis, me voilà médecin de
la tête aux pieds.
Médecin! qui le dirait à me voir? je res-
semble à s'y tromper à un élève de rhétori-
que.
Oh ! la robe, le bonnet, la perruque d'au-
trefois! malheureux, qu'en avez-vous fait?
Ces insignes étaient-ils donc les seuls ridicu-
I 12 CINQ ANS APRÈS.
les que vous reprochât Molière? Ceux-là du
moins vous étaient utiles, tandis que ceux
que vous avez gardés, sont sans profit pour
vous, funestes à vos semblables.
Un docteur de vingt-trois ans! Que vou-
lez-vous qu'il devienne avec ses cheveux sans
poudre et son menton sans barbe? qu'il aille
planter sa tente dans son pays natal? Eh ! ses
compatriotes qui le croient encore au collège,
parce'qu'ils l'ont vu naguère sur le bras de
sa nourrice, n'auronl garde, avec raison, de
luiconfier leur vie. Ah ! s'ilpouvait sevieillir !
Mais non, il faut attendre; attendre que ses
cheveux grisonnent et que les rides de son
(Vont marquent son expérience. Et s'il meurt
d'ici là de dépit el de misère ?. . . oh ! la robe,
rendez-lui la robe, la longue canne et la
perruque la perruque au moins, qui
CINQ ANS APRÈS. 113
donnait tout d'un coup l'âge, le talent,
l'expérience, et le prix qu'on y attache.
Je proleste qu'à cet égard, jeparie sérieuse-
ment: moins les choses ont de valeur réelle,
et plus il importe de leur donner une valeur
apparente. La profession de médecin avait
donc besoin d'un symbole.
Ainsi, je le soutiens avec la plus entière
conviction, c'est en abjurant ses vieux insi-
gnes, que le corps médical a provoqué l'état
de souffrance auquel il cherche en vain un
remède, et l'affligeante détresse qu'il ne par-
vient pas même à cacher.
Je sais bien, qu'à défaut de l'ancien cos-
tume magistral, le néophyte, en débutant, y
supplée par une tenue sérieuse et les grands
airs du métier. Il adopte la cravate blanche,
I 14 CI1IQ AHfl APfiÈS.
le ton sentencieux, et des lunettes au risque
de se rendre myope.
Mais en dépit de tous ses efforts, les mala-
des ne viennent pas vlie, et si, pour acquit-
tera prixdeses inscriptions, de ses examens,
desa thèse, etc., etc., il aconsommé jusqu'au
dernier sou le produit de l'enclos paternel
qu'il s'est vu forcé de vendre, oh ! je le plains
de toute mon âme.
Mais pourquoi ces doléances sur le sort des
médecins? Hélas ! c'est qu'en cherchant à
rassembler au fond du temps et de mes sou-
venirs tous les éléments de ma destinée, je
tremble d'apercevoir dans les misères que
je viens de décrire, une des causes lointaines
de la déviation qu'elle a subie.
Sans doute je ne fusjamais réduit aux du-
res nécessités dont je parlais tout à l'heure.
CINQ AJNS APRÈS. I 15
Sans être riche, je pouvais attendre. Mais
l'ennui est presque aussi dur à supporter que
la misère, et, en province, l'ennui me ga-
gna.
Donc, un beau jour, je vendis à perte
mon cheval et ma voiture; j'en mis l'argent
dans ma malle entre deux douzaines de che-
mises, et je repris le chemin de Paris.
Combien j'étais loin de prévoir les tribu-
lations qui m'y attendaient!
Pendant les deux années de mon séjour
en province, je m'étais livré à des études
spéciales sur plusieurs points de pathologie,
et notamment sur les causes et la nature es-
sentielle de la Goutte, maladie très-commune
en Franche Comté, où abondent le bon vin,
la bonne chère et les gourmands. Dès les
premiers temps de mon installation à Paris, je
1 16 CINQ AJNS APRÈS.
publiai ces recherches dans une brochure qui
eut quelque succès.
Les journaux de médecine rendirent
compte avec éloge de cet opuscule qui me
valut quelques malades, et je me trouvai,
sans y avoir beaucoup songé, médecin spé-
cialiste.
Encouragé par ce début, je dirigeai tous
mes efforts vers le traitement de la Goutte,
cl, l'année suivante, je publiai dans le jour-
nal PEsculape un exposé sommaire des pro-
cédés thérapeutiques que j'employais avec
succès.
Je le déclare franchement, naïvement, je
crois avoir découvert le meilleur moyen qui
existe pour guérir la goutte.
J'ai fait à dix malades seulement l'applica-
tion de ce moyen ; sur les dix, trois étaient
CINQ ANS APRÈS. 1 17
perclus des jambes depuis plusieurs années ;
tous ont recouvré une santé parfaite.
Assurément, entre les mains d'un homme
habile, cette découverte eût été une mine
d'or : je n'en tirai pas un écu.
Comment se fait-il qu'il ne se soit pas
trouvé quelqu'industriel pour ramasser mon
secret, se l'approprier, et l'exploiter? Je le
confiais pourtant à qui voulait l'entendre.
Dans ma brochure sur la goutte, j'avais
annoncé au public un traité des Affections
rhumatismales, ouvrage considérable pour
lequel j'ai recueilli plusieurs liasses de notes
et d'observations dont il est à peu près cer-
tain aujourd'hui que je ne ferai aucun usage.
Mais au commencement de 1839, je fon-
dais sur cet ouvrage toute ma réputation à
venir, et j'y travaillais avec ardeur.
1 18 CINQ ANS APRÈS.
Je me proposais surtout d'y battre en brè-
che la méthode dite jugulante; méthode
barbare qui consiste à laisser les malades
exsangues et en tue dix pour en guérir un.
J'aurais démontré jusqu'à l'évidence, que
loin d'être nouvelle, cette méthode expéditive
dont deux de nos célébrités contemporaines
se disputent l'invention, était tout simple-
ment celle du fameux Hecquet, si plaisam-
ment raillé par Lesage dans le personnage de
Sansgrado.
Ce fut l'attrait inopiné que m'offrit l'étude
du magnétisme qui bouleversa tous mes
projets.
0 magnétisme! magnétisme maudit!...
Mais était-il donc écrit, Jacques Albin, que
tu serais le pilote malencontreux qui brise-
rait ma barque sur cet écueil où je m'écriai
CINQ A1NS APRÈS. 119
follement comme Ajax : J'aborderai malgré
les dieux !
On verra d'ailleurs prochainement com-
ment dans le fait lui-même de ma nouvelle
rencontre avec mon ami, ma raison fut
presque forcée de reconnaître une pre-
mière preuve de l'existence du magnétisme.
LE BARON DE GOURSAC.
lie baron de Goursac.
Un jour du mois de septembre 1839 (je
n'oserais mieux préciser la date) M.Silvestre,
Pinheiro-Ferreira, ancien ministre de Por-
tugal, feu le docteur Frapart, mesdames
Lourd..., madame la comtesse de K... et ma-
demoiselle Adolphine de K..., sa fille, enfin
124 LE IURON DE GOUBSAG.
M. de Beaur..., ex-journaliste, et Edouard Le
Carpentier, mon bon ami, s'étaient, sur mon
invitation de la veille, réunis chez moi, rue
Sainte-Marguerite, à l'effet d'y être témoins
d'expériences magnétiques.
Quelles devaient être ces expériences? Je
l'ignorais complètement.
Mais par quelle fantaisie, ou plutôt, par
quelle combinaison de circonslances allai?—
je denouveau me trouver en présence de ce
magnétisme, dont jusqu'alors je n'avais saisi
que le côté ridicule et dont j'aurais eu tant
de plaisir à me moquer toute ma vie?
Le hasard est un mot malheureux invenlé
par la paresse en négation de tous systèmes :
le hasard n'explique rien. Ce n'est donc pas
lui qui m'a conduit, comme d'autres l'au-
raient dit à ma place, aux croyances scien-
LE BARON DE GOURSAC. 125
tifiques que j'ai professées jusqu'à présent.
Le hasard! un effet sans cause ou une
cause sans effet!... Non, non, je n'y croirai
jamais, et, jusqu'à preuve du contraire, je
demeurerai convaincu :
Ou bien, que nos destinées sont écrites à
l'avance, comme le pensent les Turcs, dans
les registres des décrels célestes;
Ou bien, ce qui est encore plus probable,
qu'elles sont confiées à ces démons dont
parle Tertullien dans X Apologétique.
Or, ce fut assurément un de ces démons
(le moins avisé et le moins méchant de tous,
il est vrai, car je veux être juste même en-
vers les démons), qui me iit faire la connais-
sance de M. le baron Jules de Goursac.
M. le baron de Goursac était un des
126 LE BARON DE GOURSAC.
dix malades que j'avais guéris de la goutte.
C'était un homme de cinquante à cin-
quante-deux ans, bien qu'il n'en avouât que
quarante-cinq, gros, court, alerte, gesticu-
lant comme un Marseillais, quoiqu'il fut
Bourguignon, marchant vite, la tête haute,
l'air affairé, et parlant plus vite encore qu'il
ne marchait.
Il avait le front fuyant, les sourcils touf-
fus, les yeux ronds et perçants, la peau du
visage marquée de la petite vérole.
M. de Goursac se mettait avec prétention :
je ne me souviens pas de l'avoir vu, même
dans son lit, sans brillants à ses doigts et
sans jabot à sa chemise. Enfin, il se ra-
sait ponctuellement tous les matins : judi-
cieuse précaution sans laquelle la couleur
équivoque de sa barbe grisonnante eut bi-
LE BARON DE GOUItSAC. 127
zarrement contrasté avec le noir encore plus
équivoque de ses cheveux.
M. de Goursac, bien qu'il se piquât d'une
certaine érudition, n'était pas un homme
universel : je ne lui ai jamais connu que
deux sujets de conversation : la goutte et le
magnétisme.
Mais s'il parlait de l'une avec horreur, il
parlait de l'autre avec amour.
Le magnétisme le passionnait au delà de
toute expression.
Lorsqu'une fois il entamait ce chapitre,
sa tête se montait; il parlait, raisonnait, dé-
raisonnait, et criait, à inquiéter ses inter-
locuteurs sur l'intégrité de son bon sens.
Et notez qu'en pareil cas, il n'y avait
d'autre parti à prendre que celui de se taire
et de l'écouter; car il fallait si peu songer
128 LE BAUOIN DE GOURSAC
à l'interrompre, que si tout en pérorant
il venait à se moucher, il vous faisait signe
de la main gauche de ne pas prendre la pa-
role.
Hâtons - nous d'ailleurs d'ajouter, que
M. le baron de Goursac rachetait par des
qualités précieuses une bonne partie de ses
ridicules.
C'était au fond, un homme de cœur, af-
fectueux et serviable, dupe, j'en ai eu des
preuves, d'une foule d'aventuriers qui ex-
ploitaient sa crédulité; mais nuit et jour prêt
à voler au secours des malheureux.
M. de Goursac n'est plus : il est mort en
1843, dans un petit château qu'il possédait
près de Joigny.
Que l'éternité lui soit légère!
D'après ce que je viens d'écrire de son ca-
LE BARON DE GOURSAC 129
ractère, de ses habitudes et de la nature de
mes relations avec lui, il me serait su-
perflu d'expliquer comment il en vint à
s'ouvrir à moi sur ses convictions favorites
et à entreprendre de me les faire par-
tager.
— Vous serez des nôtres, me disait-il un
jour, vous serez des nôtres, je vous le certi-
fie, et c'est moi qui me charge de vous con-
vaincre. Ah! docteur, si vous saviez quel
sujet sublime que le magnétisme, quand on le
comprend comme je le comprends! Mais
pour le pratiquer, il faut de la charité, il faut
l'amour du prochain. Et volià justement
pourquoi MM. les médecins, qui ne connais-
sent guères d'autre prochain que celui
qu'ils rançonnent
— Ah ! baron, vous êtes ingrat !
i. 9
130 LE BARON DE GOURSAC.
— Non, docteur, je vous excepte, et vous
le savez bien.
Puis, changeant de ton tout-à-coup, c'est-
à-dire, baissant le verbe en haussant le dia-
pason de manière à parler presque en voix
de tête :
— Comprenez-vous que depuis un an
j'aie fait vingt somnambules? Oui, docteur,
vingt somnambules ! ... Ah ! c'est que la nature
m'a doué d'un fluide!... Tenez, touchez ma
main. C'est le feu, c'est la flamme... Vous
le sentez, n'est-ce pas?
— Je sens qu'en effet vous avez chaud
aux doigts; mais dites-moi, sans parabole,
qu'est-ce, selon vous, que le fluide?
— Le fluide, docteur!., c'est la force,
c'est la vie, c'est l'âme, c'est le souffle du
créateur, c'est Dieu lui-même, c'est tout!
LE BARON DE GOURSAC. 131
Et M. de Goursac en débitant ces folies
d'un ton d'énergumène se donnait une ac-
tion qui finissait par injecter de sang ses
petits yeux gris, au point de les faire rougir
comme ceux d'un Albinos.
Il se calma pourtant et reprit presque na-
turellement :
— Ecoutez, cher docteur, puisque grâce
à vos bons soins je puis maintenant me servir
de mes deux jambes, je veux vous faire
avant trois jours ma visite de remerciaient.
— Vous serez le bienvenu, cher baron.
— Vous êtes trop aimable pour que j'en
doute-, mais afin d'avoir encore plus de droit
au bon accueil que vous voulez bien me
promettre... ce n'est pas seul que j'irai chez
vous. — Ah! voyez-vous, j'y tiens : un
homme comme vous doit connaître le ma-
132 LE BARON DE GOURSAC.
gnétisme. — Or, puisque j'ai à ma discrétion
la dernière somnambule que j'ai faite... une
perle sous certains rapports, oui, docteur,
une perle, il faut que vous la voyiez à l'œuvre.
— Oh ! alors, monsieur le baron, per-
mettez que, de mon côté, je ne sois pas seul
pour vous recevoir.
— Comment donc ! ayez chez vous, si
bon vous semble, toutes les Académies. Plus
on est de fous plus on rit, comme dit la
chanson, et ni le magnétisme, ni moi, Dieu
merci! nous ne craignons les témoins. Après
demain, à trois heures précises, docteur,
vous verrez qui nous sommes. Mais je fixe
l'heure et le jour, sans vous demander s'ils
vous conviennent ?. . .
— Ils me conviennent à merveille, ba-
ron, et j'en prends note.
LE BARON DE GOURSAC. 133
— Au revoir donc, docteur.
— Un mot, encore, je vous prie.
Et M. de Goursac se rapprochant de moi,
je lui dis, très-bas pour ne pas le compro-
mettre:
— Comment se fait-il, cher baron, que le
magnétisme étant, pour toutes les maladies,
un moyen curatif si efficace, vous ayez eu
besoin, malgré vos vingt somnambules, de
recourir à moi pour votre goutte?
■ — Après demain, docteur, après de-
main, fit M. de Goursac, en répondant in-
directement (très-indirectement) à ma ques-
tion et d'un ton mystérieux qui peut-être
signifiait: jusqu'à ce que vous ayez vu, inu-
tile de discuter.
Parmi les personnes conviées à la séance
dont M. le baron de Goursac devait être le
134 LE BARON DE GOLESAC.
héros, plusieurs croyaient fermement au
magnétisme, c'étaient Fraparl et mesdames
Lourd. ..;d'autres y croyaientà demi, c'étaient
M.Pinhero et mesdames de K...; Le Carpen-
tier et moi nous n'y croyions pas encore,
enfin, M. de Beaur... se refusait obstiné-
ment et quand même à y croire, ce qui de
sa part était logique, attendu qu'en sa qua-
lité de journaliste il n'avait jamais cru à
rien.
Quoi qu'il en soit, cet aréopage n'avait rien,
comme l'on voit, de trop hostile aux prodi-
ges dont M. de Goursac devait nous régaler,
puisque, en tout état de cause, ce dernier
était à peu près sûr à l'avance de la majorité
des suffrages.
Mais il s'en fallut peu qu'il ne s'aliénât
une partie des bonnes dispositions où nous
LE BARON DE GOURSAC 135
étions généralement à son égard, en ayant
le tort de se faire attendre.
Malgré sa promesse formelle d'être chez
moi à trois heures précises, à trois heures
vingt minutes il n'était pas venu encore.
Aussi Frapart dont l'exactitude aurait
mérité de devenir proverbiale, avait-il déjà
tiré trois fois de son gousset, la grosse mon-
tre d'argent sur laquelle se réglaient si bien
tous les actes de notre ami qu'en s'arrêlant
cette montre eût infailliblement causé une
perturbation dans sa vie.
A la première fois, il avait fait la grimace ;
à la seconde il avait grommelé quelques
mots inintelligibles; mais à la troisième, il
se leva et dit tout haut, sans miséricorde:
— Votre M. Goursac (Frapart ne com-
prenait pas le sens de la particule de devant
136 LE B1R0N DE GOURSAC
les noms propres), votre M. Goursac est un
homme sans parole. Libre à lui de gaspiller
son temps, mais que diable ! le nôtre est pré-
cieux.
A peine l'austère homœopathe avait-il
achevé sa phrase que des pas précipités
dans l'antichambre succédèrent au bruit de
la sonnette, et qu'on annonça à la plus
grande satisfaction de tous :
Monsieur le baron de Goursac et made-
moiselle Stéphanie Dauruc.
M. de Goursac était radieux. Son habit
noir semblait sortir à l'instant même de l'a-
telier de Staub. Sa cravate, son jabot et ses
manchettes étaient aussi empesés que l'es-
prit de M. Dubois (d'Amiens).
Mais nous avons fait connaître le magné-
tiseur, essayons de décrire la somnambule.
LE BARON DE GOURSAC. 137
Mademoiselle Stéphanie Dauruc, h perle,
dont M. de Goursac m'avait parlé lavant-
veille, justifiait assez mal au premier abord,
cette métaphorique qualification.
C'était une grande fille de vingt-sept à
vingt-huit ans, sèche, plate, jaune, grima-
çante et guindée.
Sa mise concordait à merveille avec sa
physionomie.
Une robe de florence, d'un noir douteux,
flasque, passée, éraillée, témoignait par son
ampleur exagérée qu'elle n'avait point été
coupée sur sa taille , mais s'harmoniait pas-
sablement avec son écharpe de flanelle unie
et son chapeau de castor, prétentieusement
orné d'une couronne de glands de chêne.
Enfin, des bottines de coutil gris et des
gants de filet, que la rigueur précoce de la
138 LE BARON DE GOURSAC.
saison semblait accuser d'anachronisme,
complétaient la toilette de notre pytho-
nisse.
Il faut convenir que si, pour l'instant,
nous étions presque en droit de voir en cette
fille une incarnation vivante du magné-
tisme, M. de Goursac compromettait sa cause
en nous le montrant si délabré.
Pour mon compte je sentis vaguement
que, bien qu'il n'y eût aucun rapport entre
la garde-robe de mademoiselle Dauruc et sa
lucidité, ce que nous voyions de celle-là, nous
rendait presque malgré nous plus exi-
geants sur ce que nous allions voir de
l'autre.
Quant à M. de Goursac, il était trop au-
dessus de ces mesquines impressions, pour
avoir songé à en tenir compte.
LE BARON DE GOURSAG. 139
Il entre d'un air fier et délibéré, s'avançanl
de mon côté pour me prendre les deux mains,
jetant de droite et de gauche des bordées de
politesse, s'inclinant très-bas devant les da-
mes et s'excusant humblement auprès de
tous du retard involontaire qu'a subi sa
présence.
— Mesdames et messieurs, dit-il, puis-
que j'ai eu bien malgré moi le malheur de
me faire attendre, ne perdons plus une se-
conde. Je vous en prie, docteur, un fauteuil
pour mademoiselle.
Tout le monde se levant à la fois, pour
répondre à cette invitation qui ne concer-
nait que moi seul, il en résulte un moment
de tumulte pendant lequel mademoiselle Sté-
phanie se débarrasse de son chapeau et de
son écharpe, puis vient s'asseoir avec la rai-
1 iO LE BAROS DE GOURSAC.
Jeur d'une poupée à ressorts dans le grand
fauteuil qu'on lui a fait rouler au milieu du
salon.
Aussitôt le calme se rétablit.
M. de Goursac, le jarret tendu, le torse
raide, le regard fixe, la tête un peu penchée
à gauche, exhale par tous les pores le pro-
phète inspiré : vous diriez de lui. suivant
le degré d'imagination dont vous a doué la
nature, ou Josué ordonnant au soleil de sus-
pendre son cours, ou notre brave Marcillet
endormant Alexis.
Le fluide incomparable qui s'échappe de
ses prunelles, sans précisément incendier
personne, parait néanmoins provoquer dans
le système nerveux, sans doute très-impres-
sionnable, de mademoiselle Stéphanie, des
phénomènes fort insolites.
LE BARON DE GOURSAC. 141
Elle s'étire, bâille, se tord les bras, trem-
ble comme une quakeresse.
Je remarque particulièrement que ses mâ-
choires, agitées d'une sorte de trismus,
moins gracieux que surprenant, s'entrecho-
quent avec une rapidité que, faute d'habi-
tude peut-être, je n'ai jamais pu atteindre.
Enfin, après deux ou trois soubresauts
violents mais peu probants, car rien au
monde ne serait plus facile que de les imi-
ter, elle demeure sans mouvement et M. de
Goursac la déclare endormie.
Cela dit, M. le baron, qui semble plein
de réminiscences héroïques, se croise les
mains derrière le dos à la façon de Bona-
parte, et reste ainsi comme absorbé dans
une profonde méditation.
Habitué comme je le suis, à sa phraséolo-
142 LE BARON DE GOURSAC.
gie redondante et prolixe, je tremble qu'il ne
se croie dans l'obligation de faire précéder ses
expériences d'une improvisation sur Fêtât
actuel de la science. Aussi, le chasseur des
Alpes, menacé d'une avalanche, n'apporte-
t-il pas plus de précaution dans sa dé-
marche pour rie pas ébranler le sol, que je
n'en mis en abordant notre pensif magnéti-
seur de cette phrase méticuleuse :
— Monsieur le baron, ces dames sont im-
patientes de voir...
— Mesdames et messieurs, s'écrie M. de
Goursac sans me répondre, et, en prenant
(ce qui ne justifie que trop mes appréhen-
sions ) la pose oratoire du caporal Trim
lisant le sermon de Falstaff, mesdames et
messieurs, le phénomène dont vous allez
être témoins est un des plus curieux, des
LE BARON DE GOURSAC. 143
plus rares, et en même temps, des plus pé-
remptoires qu'il soit possible d'observer. Il
ne s'agit ici, ni de la catalepsie, ni de la rai-
deur tétanique, ni de l'insensibilité, ni de
la vision à travers les corps opaques, ni de
la vue à distance, ni de l'extase.».
— Eh ! juste ciel ! pensais-je, si ce diable
d'homme s'est fait un devoir d'énumérer tou-
tes les choses dont il ne s'agit pas, nous ne
sommes pas près d'en être quittes !
Heureusement M. de Goursac, cessant
enfin de procéder par exclusion, continua
en ces termes :
— Toutes ces merveilles, assurément sont
du plus haut intérêt ; mais enfin vous aurez
cent fois, mille fois l'occasion de les consta-
ter, tandis que le praticien rencontre à peine
une ou deux fois dans le cours d'une longue
144 lf; baron de goursac.
carrière, la prodigieuse anomalie que nous
allons avoir l'honneur d'offrir à votre obser-
vation : cette intéressantejeune fille, dans l'état
où vous la voyez, entend par l'épigastre.
— Ah ! une transposition de sens.. . dit né-
gligemment, madame Lourd., en femme
depuis longtemps accoutumée à de pareils
prodiges.
— Je n'avais jamais entendu parler, fait
très-bas M. de Beaur. à M. Pinheiro, de cette
poussée d'oreilles au ventre.
Quant au docteur Frapart, dont j'observe
la physionomie, il ouvre à la fois une grande
bouche et de grands yeux effarés, puis, pas-
sant deux ou trois fois ses mains dans ses
cheveux gris ébouriffés, il tire un calepin de
sa poche, et, croisant ses jambes de manière
à se faire une table de son genou gauche, il
LE BARON DE GOURSAC. î 45
se dispose à écrire religieusement ce qui va
se passer.
L'induction naturelle que je tire de cette
pantomime est que le phénomène annoncé
par M. de Goursacest digne de toute mon at-
tention.
M. de Goursac continue :
— Ce qu'il y a peut-être, mesdames et
messieurs, de plus surprenant dans cette
anomalie, est qu'elle se produit à ma volonté,
c'est-à-dire suivant qu'il me plaît de con-
centrer mon fluide à l'épigastre du sujet, ou
de le reporter à sa tête.
— Dans ce dernier cas, dit M. deBeaur.,
votre sujet entend sans doute au moyen de
ses oreilles, tandis que dans le cas contraire?.. .
Le sourire narquois de M. de Beaur.
complète pour moi sa pensée, si peu com-
i. 10
146 LE BAROJN DE GOURSAC.
prise du magnétiseur, que celui-ci s'abstient
de répondre autrement que par un signe de
tête affirmatif.
M. de Beaur. venait de concevoir contre
la prétendue audition épigastrique, une in-
vincible objection.
En effet il s'était dit, et je me disais après
lui : comment serait-il possible de démontrer
que celte fille entend par l'épigastre et n'en-
tend que par l'épigastre ? Si, encore, il ne
s'agissait, comme chezl'exlatique de Pétélin,
que d'un phénomène de vision par l'estomac,
quelqu'incroyable , quelqu'impossible que
fut ce phénomène, il y aurait pourtant moyen
de nous obliger à y croire. Car enfin, si
cetle intéressante jeune fille , comme dit
M. de Goursac, lisait dans un livre fermé
que je lui appliquerais moi-même sur les
LE BARON DE GOURSAC. 147
fausses côtes, force me serait bien de conve-
nir qu'elle y voit par cette région. Mais dans
le cas présent, le plus crédule des mortels, à
moins qu'il ne soit absolument inepte, aurait
toujours le droit de se demander si la som-
nambule n'entend pas avec ses oreilles ce
qu'on lui dit àl'épigaslre... Diable! ça com-
mence mal.
Parlez-moi des gens convaincus!
La démonstration du phénomène suspecl
dont il s'agit est aussi simple pour notre ma-
gnétiseur, que deux et deux font quatre.
Le voilà donc qui concentre impertur-
bablement son fluide à l'estomac de la fille
Dauruc, qui apparemment croit de son
devoir de témoigner par de nouvelles gri-
maces qu'elle est sensible à cette opération.
— Quel ignoble faciès a l'intéressante
148 LE BARO>- DE GOURSAC.
jeune fille! me dit Edouard en s'approchant
de moi.
— Parlez donc plus bas, imprudent !
— Oh ! je suis si loin de son ventre ! . . .
— Et les oreilles du Baron?
— Le fait est qu'elles sont de taille! mais il
est tout à son affaire. Ne lui demanderez-
vous pas dans quel bouge il va pêcher
ses somnambules?... c'est à dégoûter du
magnétisme.
L'opération étant achevée, M. de Goursac
nous dit :
— Ainsi que vous le comprendrez sans
peine, messieurs, et vous aussi mesdames,
la solution de notre problème se réduit à
deux points, en d'autres termes à prouver
deux choses : La première que cette jeune
personne n'entend plus par les oreilles ; la
LE BARON DE GOURSAC. 149
seconde qu'elle entend par la région épigas-
trique. Or, abordons le premier point : —
M'entendez-vous, Stéphanie? dit-il d'une
voix assez forte, à l'oreille de la prétendue
dormeuse. — Si vous m'entendez, Stéphanie,
je vous ordonne de me répondre.
Et Stéphanie ne répond pas.
— Vous le voyez, messieurs, dit alors
M.deGoursac en setournantde côté et d'au-
tre d'un air très-content de lui, l'audition par
les oreilles n'existe plus chez cette fille.
— C'est vrai! disent les dames (mesda-
mes de K... avec un étonnement irréfléchi,
mesdames Lourd... sans le moindre éton-
nement).
— C'est incontestable, fait M. deBeaur.,
en haussant les épaules dès qu'il est sûr de
n'être pas vu du magnétiseur.
150 LE BARON DE GOURSAC.
— C'est évident, évident, de la dernière
évidence, ajoute LeCarpentier, en accompa-
gnant ses paroles d'un de ses fins sourires
dans le secret desquels je suis seul; sourires si
gracieux qu'il faut en avoir étudié l'expres-
sion pour en découvrir la malice.
M. Pinheiro Feireira, vieillard aimable
et d'une bienveillance extrême, hoche
imperceptiblement la tête en signe de
doute.
Mais quant à Frapart Oh! Frapart
était superbe en pareilles circonstances! Ses
deux lèvres s'allongent, ses deux yeux s'ar-
rondissent, il bondit sur sa chaise ; puis, re-
mettant avec humeur son calepin dans sa
poche, il affecte de témoigner par son geste
et par sa pose, qu'il se soucie peu désor-
mais du procès-verbal d'une pareille séance.
LE BARON DE GOURSAC. 151
Bien plus : comme il s'aperçoit que je me
dispose à faire à M. de Goursac quelques
objections qu'il devine, il m'interpelle éner-
giquement par mon nom en me faisant si-
gne de m'abstenir. Comme j'ignore ses rai-
sons, je cède à son désir, de telle sorte que
notre cher baron se croyant sûr d'une appro-
bation unanime, poursuit intrépidement le
cours de sa démonstration.
— Ainsi, messieurs, dit-il, nous voilà bien
fixés sur la première partie de l'expérience,
passons de suite à la seconde et la question
sera résolue; car, enfin, messieurs, l'on a
beau dire, les faits sont des faits, c'est-à-dire
des arguments sans réplique, et contre les-
quels l'incrédulité et la mauvaise foi se mor-
fondront toujours.
Après ce beau mouvement oratoire, M. le
152 LE BARON DE GOURSAC.
baron de Goursac, se rapprochant de sa som-
nambule, s'agenouille à ses pieds sur le ta-
pis, puis, se faisant de ses deux mains une
sorte de porte-voix, il lui dit au creux de
l'estomac, en baissant un peu le ton, mais
assez haut néanmoins pour que tout le monde
puisse l'entendre :
— M'entendez-vous, Stéphanie?
— Comment, monsieur? fait la drôlesse
en affectant de tressaillir.
— Je vous demande, Stéphanie, si vous
m'entendez?
— Certainement, monsieur, que je vous
entends.
— Et comment m'entendez-vous?
— Avec mon estomac.
— Eh bien , messieurs?.,. Eh bien, mes-
dames?...
LE BARON DE GOURSAC. 153
— C'est merveilleux ! s'écrient les dames !
— Oh! merveilleux! répète M. de Beaur..
en riant de son plus gros rire.
— Avec quel aplomb ment cette canaille-
là ! me dit Le Carpentier, à l'oreille.
Puis s'approchant de M. de Goursac avec
un naturel parfait :
— Comment se fait-il, monsieur le baron,
que vous ne sollicitiez pas des corps savants,
un examen officiel d'un pareil sujet?
— Ah! monsieur, les académies !...
— Oui, sont hostiles au magnétisme.
— Vous ne vous imaginez pas jusqu'où
vont leurs préventions !
— A la bonne heure... mais vous avez là
de quoi les confondre^ n'est-ce pas, Frapart?
n'est-ce pas, Messieurs?
Et mon malicieux ami, pour s'aider à
154 LE BARON DE GOURSAC.
conserver son sérieux, aspirait indéfiniment
une prise de tabac de Virginie.
— Non. non, non, fit avec feu M. de
Goursac, les académies sont injustes de
parti pris, et rien ne pourrait les convaincre.
Elles se montrent d'ailleurs à l'égard du ma-
gnétisme ce qu'elles se sont montrées à l'é-
gard de toutes les grandes découvertes. Voyez
Harvey, voyez Jenner, voyez Fulton, voyez
Gall et tant d'autres... Les académies me
traiteraient comme elles ont traité ces grands
hommes; mais continuons, messieurs.
El M. de Goursac intérieurement con-
solé par le souvenir de tant de génies incom-
pris et persécutés, se remet impassiblement à
magnétiser mademoiselle Stéphanie, autour
de laquelle se pressent les dames, tandis que
Frapart, les yeux hagards et le visage rouge
LE BARON DE GOURSAC. 155
d'indignation, me fait signe de venir lejoindre
dans l'embrasure de la croisée où il s'est
établi.
— Qui est cet homme-là? me fait-il brus-
quement, dès que je suis à portée de l'en-
tendre.
— Eh! lequel?
— Ce magnétiseur.
— M. le baron de Goursac; voilà, si je
compte bien, mon cherFrapart, la cinquième
fois que je vous le dis.
— Eh! vous ne m'entendez pas, que fait-il?
— Des miracles, vous le voyez bien.
— Oui, de beaux miracles, en vérité! et je
lui en fais mon compliment, Jdais quelle est
sa profession?
— Magnétiseur.
— Bah !
156 LE BARON DE GOURSAC.
— Je ne lui en connais pas d'autre.
— Eh bien, mon cher, tenez-vous pour
dit (et Frapart me parlait avec cette accen-
tuation énergique et cette mimique expres-
sive que n'ont pu oublier ceux qui l'ont
connu), tenez-vous pour dit que votre baron
de Goursac est un fou et sa somnambule
une coquine.
— Vraiment ! fais-je en souriant et sans
parvenir à jouer la surprise!
— Oui, oui, et tenez-vous encore pour dit
que ce sont de pareils saltimbanques qui
gâtent la cause du magnétisme.
— Eh ! docteur, dit Le Carpentier qui
venait de s'approcher, et qui avait entendu
les derniers mots sortis de la bouche de Fra-
part, comme vous traitez vos confrères !
— Mes confrères! mes confrères! moi le
LE BARON DE GOURSAC. 157
confrère de ces gens-là !... ah ! morbleu ! je
leur apprendrai à vivre. Adieu, Messieurs,
adieu.
— Quoi ! déjà?... vous nous quittez?
— Eh ! que voulez - vous que je fasse
ici?
— Ah! çà, mais dites donc, Frapart, fait
Le Carpentier, vous tranchez avec nous de
l'académicien ?
— Non, ma foi, pas si bête !
— Alors, restez.
— Avec ces gens-là?... C'est plus fort que
moi : ils me portent sur les nerfs. Croyez-moi,
mon ami, ne les recevez plus chez vous, car
ils vous compromettraient.
Et, cette recommandation faite, le bon
Frapart s'esquiva, sans que personne remar-
quât son départ, tant pour le moment M. de
158 LE BARON DE GOURSAC
Goursac et sa somnambule captivaient l'at-
tention.
C'est qu'en effet, si les expériences étaient
attrayantes pour les personnes qui avaient la
naïveté d'y croire, le magnétiseur était par
lui-même très divertissant pour celles qui
n'y croyaient pas.
Véritable Don Quichotte de la foi magné-
tique, M. de Goursac avait juste assez d'es-
prit pour faire des extravagances, et juste
assez de candeur pour ne pas s'en apercevoir.
Sa vanité même (car il en avait), n'était,
comme celle du héros de La Manche, qu'un
effet de sa conviction.
Mais, lorsqu'il eut enfin savouré suffisam-
ment cette ambroisie des éloges que chacun
de nous se faisait un devoir ou un amusement
de lui offrir à tour de rôle, il nous annonça
LE BARON DE GOURSAC. 159
qu'il allait rendre définitivement ses oreilles
à mademoiselleStéphanie Dauruc, el terminer
la séance par quelques appréciations phréno-
logiques, genre d'expériences dans lequel,
nous assura-t-il, excellait la somnambule.
— Mesdames et messieurs, ajouta-t-il en
restant fidèle à cette inversion galante de la
formule usitée par les marchands d'orviétan,
mesdames et messieurs, voici en quoi consis-
tent les expériences sur lesquelles j'ai l'hon-
neur d'appeler votre attention :
En touchant légèrement la tête des per-
sonnes qui voudront bien se soumettre à
cette épreuve, la somnambule définira
instantanément leur caractère, ou tout au
moins signalera leurs facultés les plus sail-
lantes.
— Celte demoiselle, demanda timidement
160 LE BARON DE GOURSAC.
M. Pinheiro, a-t-elle fait une étude particu-
lière de la phrénologie ?
— Nullement, monsieur, répondit M. de
Goursac, et c'est en cela justement quele fait
est merveilleux.
— Excepté la grammaire, fit dogmatique-
ment Le Carpentier, les somnambules savent
tout, sans avoir rien appris.
Quant à moi, j'avoue que nonobstant
l'explication de M. de Goursac, je ne com-
prenais pas très-bien quel rapport il y avait
entre la phrénologie et la lucidité àes som-
nambules, et comment il était indispensa-
ble à mademoiselle Stéphanie Dauruc d'être
douée de seconde vue pour se livrer à un
examen que le plus modeste des disciples
de Gall n'eût point hésité à faire les yeux
bandés.
LE BARON DE GOCRSAG. 1G1
Aussi bien, sans la crainte de provoquer
une discussion fastidieuse pour les dames, et
certainement oiseuse pour tout le monde, me
serais-je hasardé à soumettre le plus hum-
blement possible, celte réflexion à M. de
Goursac.
Mais, en vérité, j'aurais eu grand tort de
troubler par des objections intempestives,
l'intermède divertissant que nous réservait
la phrénologie.
Mademoiselle Dauruc s'y surpassa: elle
fut admirable d'effronterie.
Allongeant imperturbablement ses longs
vilains doigts osseux sur le crâne de chacun de
nous, elle trouvait à l'un la bosse de la gaieté,
à l'autre celle de la tristesse, à M. Pinheiro,
celle de la musique, à mademoiselle de K.,
celle de l'amour filial, à madame de K.,
i. n
162 LE BARO* DE GOURSAC.
celle de l'amour maternel, à Le Carpentier,
celle du calcul (dont il ne fait guère usage).
à tout le monde enfin, rendons-lui cette jus-
tice, des qualités sans défauts.
Cependant, comme au bout d'une demi-
heure, notre diseuse de bonne-aventure, en
dépit de ses complimenîs et de sa sagacité,
finissait par devenir d'une insipide mono-
tonie, M. de Goursac la réveilla.
— Mon Dieu ! que celte fille est bête ! dit
confidentiellement M. de Beaur. à Le Car-
pentier.
— Que voulez-vous? répondit mon ami
avec son inimitable bonhomie, on assure que
les somnambules n'ont que l'esprit de leur
magnétiseur...
Un incident imprévu et qui devait mettre
le comble au triomphe de M. de Goursac,
LE BARON DE GOURSAC. 163
devait bientôt en même temps démentir
cet adage ; mais cet incident a trop d'impor-
tance pour ne pas faire exclusivement le su-
jet d'un chapitre.
Yï
LA XXIe SOMNAMBULE
VI
£<a vingt et unième somnambule de II. le
baron de Goursac.
Il faut convenir que si pendant longtemps,
le magnétisme ne fut pour moi qu'une ri-
dicule jonglerie, ce fut un peu la faute des
magnétiseurs qui entreprirent de me l'en-
seigner. Comment en effet aurais~je pu
prendre au sérieux des scènes bouffonnes,
168 LA VIIN'GT ET DJilÈl
telles que celles que j'ai décrites dans le
chapitre précédent?
Iles' vrai que la justice m'imposait l'o-
bligation de ne regarder tout au plus cette
dernière que comme un fait négatif, c'est-à-
dire ne prouvant ni pour ni contre, puis-
qu'enfin cette scène avait révolté Frapart
lui-même, dont je connaissais pourtant les
convictions affirmatives.
Mais l'autorité de Frapart suffisait-elle
pour me faire croire à des phénomènes
dont je n'avais pas été témoin, et qui me
semblaient impossibles?
D'un côté, n'étant pas encore avec Fra-
part dans les termes de l'intimité qui nous
unit dans la suite, je ne le connaissais pas
assez pour apprécier au juste la valeur de
son témoignage. D'autre part, s'il était déjà
SOMNAMBULE, ETC. I 09
pour moi un homme d'intelligence, il me
semblait par-dessus tout homme d'imagi-
nation, si bien, que, sans suspecter sa pro-
bité scientifique, j'étais en droit d'appréhen-
der qu'à l'égard du magnétisme, il ne se
fût laissé tromper.
Son goût ardent pour les nouveautés me
confirmait dans cette hypothèse.
Frapart dont le front, comme le disait un
journal, portait sans fléchir la triple cou-
ronne d'homœopathe, de phrénologiste et
de magnétiseur, Frapart joignait-il bien à
celle rigoureuse puissance de déduction que
je lui voyais montrer quelquefois, cette im-
passibilité d'esprit que réclame l'observation
des faits nouveaux, et surtout cette sage dé-
fiance qui nous prémunit contre les fourbe-
ries?...
170 LA VINGT ET UNIEME
Chose étrange ! La franchise presque sau-
vage de mon ami, celle loyaulé méliculeuse
qu'il poussait jusqu'à la candeur, cetle sainte
horreur, enfin, qu'il professait pour le men-
songe, étaient autant de raisons qui, dans
mon jugement, diminuaient le poids du
sien.
Plus les hommes sont honnêtes, me di-
sais-je, et plus ils sont faciles à tromper. Or,
Frapart, chez qui presque rien jusqu'alors
ne m'avait révélé ces précieuses qualités d'es-
prit dont l'inflexible logicien fit preuve,
deux ans après, dans ses Lettres sur le som-
nambulisme, Frapart n'était encore à mes
yeux que l'honnête homme par excellence.
Quant à mes autres amis, ils partageaient
mes doutes, que ï audition épigastrique de
mademoiselle Dauruc, n'était guère plus que
SOMNAMBULE, ETC. 171
ses appréciations phrénologiques de nature
à dissiper.
Assurément, en bonne logique, et lors-
qu'il s'agit seulement d'une question de pos-
sibilité, les faits négatifs ne prouvent rien
contre les faits positifs; mais en dépit du
raisonnement, ils inspirent la défiance, et
quelquefois de telles préventions, qu'en pré-
sence même de l'évidence, nous craignons
encore d'être trompés.
Voilà, je n'en saurais douter, la véritable
raison de l'incrédulité presque générale qui
accueille encore le magnétisme, malgré les
faits irréfragables qu'il produit journelle-
ment.
Pour les hommes prévenus, c'est-à-dire
ayant à tort ou à raison la conscience d'avoir
été dupes, il n'y a plus de faits positifs, de
172 LA VINGT ET UNIEME
même que pour les enthousiastes, il n'y a
pas défaits négatifs.
Ceci me ramène presque involontaire-
ment à M. le baron de Goursac qui, dans sa
vie magnétique, on le croira sans peine, dut
rencontrer bien rarement uneoccasiondedou-
ler ; car sans être précisément fou, sans être
même précisément sot, il poussait, comme
on. l'a vu, l'enthousiasme jusqu'au délire.
Mais, respect aux morts! M. de Goursac
n'est plus.
Oh ! que devint, cher baron, à votre heure
dernière, ce fluide incomparable qui, di-
siez-vous, était voire âme? Le magnétisme
joue-t-il un rôle dans la béatitude des élus?
S'il en est ainsi, et si nous emportons dans
l'autre monde, les aptitudes et les passions
qui nous dominent dans celui-ci, avec
SOMNAMBULE, ETC. 173
quelle ivresse ne dûtes-vous pas rencontrer
clans les célestes régions, les célèbres exta-
tiques dont l'histoire, quand vous étiez parmi
nous, vous préoccupait si vivement!
Socrate, les pythies, Cardan, Jeanne-
d'Arc, Savonarole, Campanella, sont-ils au
ciel avec vous? Je le souhaite pour vous et
pour eux.
Mais dussiez- vous à l'heure qu'il est, ma-
gnétiser sainte Thérèse elle-même aux pieds
de l'Eternel, et émerveiller tous les saints
de sa lucidité, je suis convaincu que votre
bonheur n'excède point celui où je vous
vis à la fin de la séance qui vous avait
amené chez moi, et dont il me reste actuel-
lement à conter la dernière et la plus glo-
rieuse partie.
Pour procéder avec méthode, revenons
174 LA VINGT ET UNIÈME
d'abord, quelque hardie que soit la transition,
de sainte Thérèse à mademoiselle Dau-
ruc.
Cette dernière, que son magnétiseur vient
d'éveiller (il le croit du moins) éprouve ou
affecte d'éprouver pendant quelques minu-
tes une sorte d'hébétude qui ne contribue
pas à la rendre intéressante. Puis, jugeant à
propos de rassurer son maintien, elle remet
sa capote et son écharpe, enfin, demande à
M. de Goursac la permission de se retirer,
permission qui lui est accordée avec l'appro-
bation des assistants.
Cependant, je crois m'apercevoir que si
les dames sont convaincues (elles y avaient
mis beaucoup de bonne volonté), elles ne
sont pas satisfaites. En d'autres termes, ce
qu'elles ont vu leur donne le désir de voir
SOMNAMBULE, ETC. 175
plus encore, ou si l'on veut, de voir autre
chose.
Une d'elles, madame Lourd., m'exprime
même ce désir, qu'en ma qualité d'amphy-
trion dévoué au plaisir de ses hôtes, je
m'empresse de transmettre à M. de Goursac.
— Monsieur le baron, lui dis-je, pensez-
vous qu'il soit possible de magnétiser tout le
monde?
— Oui et non, répond-il; c'est oui, si par
magnétiser vous entendez produire un effet
quelconque au moyen des passes ei de la vo-
lonté; c'est non, si par magnétiser vous en-
tendez endormir.
— Je défierais bien à qui que ce soit de
me magnétiser dans ce dernier sens, dit
fièrement M. de Beaur.
176 LA VIiNGT ET UNIEME
— Et moi, monsieur le baron, suis-je
endormable? dit Le Carpentier.
— Vous, monsieur, peut-être bien. Vous
avez dans le regard un je ne sais quoi de
langoureux...
— Oh! essayez, essayez, monsieur le ba-
ron, font toutes les dames en chœur.
— Très-volontiers, mesdames, mais en-
core faul-il que monsieur s'y prête.
— Qu'à cela ne tienne, dit mon ami, en
sinstallant dans le grand fauteuil laissé va-
cant par la fille Dauruc, je suis toujours à la
discrétion des dames.
— Soit. Mais notez, mesdames, que cela
peut être long. Ce n'est pas que je me sente
fatigué. Oh! mon fluide est d'une richesse
qui me rend infatigable. Mais enfin, il est
rare qu'on endorme un sujet à la première
SOMNAMBULE. 177
séance. Au surplus, nous allons voir... sur-
tout, Monsieur, pas de résistance.
— Oh! monsieur, dit Le Carpentier, en
s'allongeant dans son fauteuil, on voit bien
que vous ne me connaissez pas : mon élé-
ment est le fare mente. Faut-il dormir dès
à présent?
— Vous dormirez, Monsieur, quand l'en-
vie vous en viendra.
Dès que M. de Goursac commence à opé-
rer sur mon ami, chacun reprend sa place,
et aussitôt le plus profond silence règne dans
l'appartement.
C'est à peine si de loin en loin, quelques
bâillements étouffés se font entendre parmi les
assistants comme témoignage des effets pro-
duits par le magnétisme ou... par l'ennui.
Au bout de huit à dix minutes, M. de Gour-
i. 12
178 LA VINGT ET UNIÈME
sac suant à grosses gouttes, et Le Carpentier,
les yeux fermés, ne bougeant pas et soufflant
a peine, tout le monde peut s'imaginer que
ce dernier est endormi.
Un mot détruit cette illusion.
— Dormez-vous, Edouard? demandé-je.
à mon ami.
— Pas encore, répond-il, sans ouvrir les
veux.
— Enfin, éprouvez-vous quelque chose?
— Je crois que oui.
— Ah! vous n'en êtes pas sûr?...
— Si... j'éprouve...
— Quoi?
— Comme un peu de chaleur.
— Au front, n'est-ce pas, Monsieur9 dit
le Baron en continuant ses passes.
— Oui, au front ; mais surtout aux tempes.
SQMSAMBUaUË. 179
— Et vous avez envie de dormir?
— Non... seulement de bâiller.
—Bâillez, mon cher; vousen avez le droit.
— Mais pourriez-vous ouvrir les yeux?
t'ait M. de Goursac du ton d'un homme sur
de sa puissance , et charmé d'avoir l'occa-
sion d'en fournir une preuve sans réplique.
— Parfaitement, répond mon ami. en
inondant son magnétiseur d'un regard lim-
pide qui le déconcerte.
— Diable ! diable, fait celui-ci, je nous
croyais plus avancés.
— Sujet ré frac ta ire? lui dis-je.
— Mauvais sujet? ajoute une dame.
— Vous le voyez, Mesdames, dit M. de
Beaur., si jamais il vous arrive d'essayer vo-
tre puissance magnétique, ne vous fiez pas
trop aux yeux langoureux.
180 LA VliNGT ET UNIEME
Une autre dame remarquant avec une im-
pitoyable charité que M. de Goursac paraît
avoir très-chaud, m'invite à faire apporter
un verre d'eau sucrée pour lui.
— Merci, madame, merci, docteur; je n'ai
besoin de rien, je vous assure, dit le Baron en
noircissant son mouchoir blanc de la sueur
qui découle de ses cheveux.
— Pauvre Baron, le voilà qui continue
machinalement à magnétiser mon ami ,
mais j'ai la certitude qu'il donnerait beau-
coup pour n'avoir pas entrepris celte expé-
rience.
Un ange, son bon ange sans doute, vint
sous les traits charmants de mademoiselle
de K. le tirer d'embarras.
Mais hâtons-nous de souffler sur l'allégorie,
pour ne laisser à sa place que la scène aussi
SOMNAMBULE. 181
vraie que piquante qui s'est passée sous nos
yeux.
Mademoiselle Adolphine de K. a dix-huit
ans au plus.
Elle a la taille élancée, fine, ronde et flexi-
ble. Son joli visage blanc et rose est encadré
dans les plus magnifiques cheveux cendrés
qu'il soit possible de voir. Ses grands yeux
bleus sont à la fois doux et mutins, ce qui
répand sur sa physionomie un mélange sin-
gulier d'espièglerie et de candeur.
Madame de K. prétend que sa fille est
nerveuse : je n'aurais pas osé l'affirmer.
Toujours est-il que mademoiselle de K.
jouit d'ordinaire d'une santé parfaite; si bien
que sa bonne humeur n'étant jamais trou-
blée par la souffrance, elle est rieuse comme
un enfant.
182 LA VnGT ET UNIEME
Mesdames de K... qui n'ont pas changé
de place depuis leur arrivée, sont assises
Tune près de l'autre sur un divan, derrière
le grand fauteuil occupé par le sujet, et par
conséquent en face du magnétiseur.
Pendant tout le temps que la fille Dauruc
a dormi ou a fait semblant de dormir, Ma-
demoiselle Adolphinene l'a quittée des yeux
que pour regarder M. de Goursac dont les
grands airs semblaient l'amuser beaucoup.
Je croirais même pouvoir affirmer qu'à
deux ou trois reprises, elle a ri de toutes ses
forces, au nez de M. le Baron qui, heureu-
sement, ne s'en est pas aperçu.
Mais depuis que celui - ci se morfond
à magnétiser Le Carpentier, mademoi-
selle Adolphine ne rit plus.
Ses yeux, fatigués sans doute par l'atten-
SOMNAMBULE. 183
lion, n'ont plus leur expression habituelle.
Ils sont humides et, pour le coup, langou-
reux, plus langoureux que ceux de mon
ami.
Je remarque en outre que ses paupières
clignent à chaque instant d'une façon singu-
lière. Enfin par deux ou trois fois, elle
laisse brusquement tomber sa tête en avant
comme fait une personne que le sommeil
commence à gagner.
Or, juste au moment où madame de K...
(car c'était elle) humilie si involontairement
M. de Goursac, en implorant un verre d'eau
pour lui, Mademoiselle Adolphine s'affaisse
sur l'épaule de sa mère, qui seulement alors
s'aperçoit de ce singulier état de torpeur et
qui aussitôt avec son cœur de mère, s'en
alarme outre mesure.
184 LA VINGT ET UNIÈME
— Ma fille ! ma fille ! s'écrie-t-elle d'une
voix éperdue.
On regarde, on s étonne, on se lève.
Emoi, tumulte. — Qu'est-ce? — qu'a cette
demoiselle ? Tout le monde interroge à la
fois. Madame Jenny Lend offre un fla-
con de sel. Edouard supposant avec rai-
son que son rôle est fini, s'élance vers la
croisée pour donner de l'air. Enfin , moi-
même je me précipite auprès de ces da-
mes.
Mademoiselle Adolphine n'est ni rouge ni
pâle ; son pouls est calme; elle n'est pointop-
pressée. La chaleur de sa peau est à peu près
naturelle. Ses longues paupières, à demi
closes, ne voilent qu'incomplètement ses
yeux, dont la sclérotique apparaît entre les
cils comme une ligne de porcelaine blan-
SOMNAMBULE. i 85
che. Enfin, un sourire malin semble errer
sur les lèvres de la jeune fille.
— Où souffrez-vous, mademoiselle? lui
dis-je, pouvez-vousme répondre?
Mademoiselle de K... ne paraît pas m'en-
tendre.
— Adolphine ! mon Adolphine ! s'écrie
sa mère, lu ne nous entends donc pas ?
Même silence.
— Ah ! Messieurs, mais c'est affreux !
— Ne vous effrayez pas, comtesse, dis-je
a madame de K..., le pouls est normal ; il
n'y a pas le moindre trouble dans les gran-
des fonctions. Ceci n'est que nerveux.
— Mais qu'est-ce enfin ?
— Une syncope mademoiselle y est
sujette ?
— Nullement, monsieur; c'est la première
186 LA VIINGT ET UNIEME
t'ois de sa vie que pareil accident lui arrive.
— Ne serait-ce point l'effet du magné-
tisme ? observe madame Jenny Lend, qui
est si entichée du magnétisme qu'elle le voit
volontiers partout.
— Qu'en pensez-vous, Baron ?
— Ce que j'en pense... Ce que j'en
pense... diable! c'est très-délicat! fait ce
pauvre Baron tout ahuri à la seule idée qu'on
peut lui imputer l'évanouissement de made-
moiselle de K... Le magnétisme est salu-
laire en soi. D'ailleurs je n'ai point magné-
tisé mademoiselle, cependant permettez
m'entendez-vous, Mademoiselle ?
Mademoiselle Adolphine fait un mouve-
ment et ses lèvres tremblent comme si elle
allait parler. M. de Goursac réitère sa ques-
tion et la jeune fille répond :
SOMNAMBULE 187
— Certainement, monsieur, je vous en-
tends.
— Et moi?
— Et nous, mademoiselle ?
— M'entends-tu, Adolphine?...
Silence absolu.
— Somnambule! ! s'écrie alors M. le Baron
de Goursac, avec le ton et la voix que devait
avoir le soldat de Marathon en annonçant à
Sparte la nouvelle de cette victoire. Som-
nambule! elle est somnambule ! Messieurs,
c'est ma vingt et unième !
Et notre cher Baron était ivre de joie.
— Ah ! convenez que pour celle-ci, lui
dit en souriant Le Carpentier, vous l'avez
faite à peu près... comme M. Jourdain fai
sait de la prose.
— Oh ! de grâce, Monsieur, dit madame
188 LA VINGT ET UNIÈME
de K... rassurée, mais un peu contrariée de
l'incident et se souciant médiocrement de
nous donner sa fille en spectacle, puisque
vous l'avez endormie sans le vouloir, ayez
la bonté de la réveiller.
— Oh ! madame !
S'écrie-t-on de tous les côtés à la fois.
Et ce cri est une prière ardente dont jem'em-
presse de me faire l'interprète.
— Nous n'av ons ici que des intimes, com-
tesse.
— Mais que veut-on demander à ma
fille ?
— Des choses qui nousconvainquent, ma-
dame, et pour le reste... n etes-vous pas là !
— Pauvre chère enfant! fait madame
deK..., en nous accordant tacitement ce
que nous lui demandons et en embrassant
SOMNAMBULE. 189
amoureusement sa fille qui ne paraît pas
s'apercevoir de ses caresses.
Mademoiselle de K..., le dos appuyé sur
un des coussins du divan, et la tête tellement
inclinée en avant que son menton est enfoui
dans son fichu de gaze, conserve dans celte
altitude l'immobilité d'une statue, ce qui ne
l'empêche pas d'être ravissante.
En cherchant à trouver un sens au sou-
rire imperceptible qu'une contraction for-
tuite des muscles de ses joues a peut-être
seule dessiné sur sa bouche, je me rappelle
le Diable amoureux de Cazotte, et made-
moiselle Adolphine me semble pour l'ins-
tant, la réalisation vivante de Biondetta,
c'est-à-dire de la plus séduisante créature
qu'il soit possible de faire d'un démon sans
en faire n uange.
190 LA VIHGT ET UNIÈME
— Mesdames el messieurs, dit M. de (jour-
sac, je crois de mon devoir de vous donner
quelques explications touchant la cause de
l'agréable surprise que vient de nous causer
mademoiselle. Cet heureux incident suffirait
pour prouver, si cela n'était déjà prouvé
depuis longtemps, qu'il existe positivement
un fluide magnétique; que ce fluide s'é-
chappe de nos mains durant les passes; qu'il
se meut comme un projectile dans l'air at-
mosphérique, et qu'enfin, sans la participa-
tion de notre volonté et quelquefois même à
noire insu (ce qui vient d'arriver, car je suis
forcé de convenir que je ne songeais point
à mademoiselle lorsqu'elle s'est endormie),
ce fluide va loin de nous produire ses effets.
Au surplus j'ajouterai...
— Voire somnambule s'impalien te, Mon-
SOMNAMBULE. 191
sieur le Baron, observe doucement Le Car-
pentier, parlant sans le savoir au nom de
tous et désirant fort que M. de Goursac n'a-
joute rien.
En effet, mademoiselle de K... venait de
faire un petit mouvement d'épaules dont
il eût d'ailleurs été très-difficile de préciser
le sens.
— Comment vous trouvez-vous, mademoi-
selle ? lui dit M. de Goursac renonçant dé-
finitivement à sa péroraison.
— Je me trouve bien.
La voix de la jeune fille, naturellement
douce et flûtée, est brève et d'un timbre un
peu différent de celui qu'elle a d'habitude.
— Nous vovez-vous, mademoiselle ?
— Je vous vois.
— Nous tous, ou moi seul ?
192 LA VINGT ET UNIEME
— Vous seul.
— Ah ! ah ! fait M. de Goursac en se ren-
gorgeant et en faisant à sa somnambule
quelques passes d'encouragement ; mais
pourriez-vous voir une personne avec la-
quelle je vous mettrais en rapport?
— Je ne le sais pas.
— Essayons.
— Me vois-tu? dit madame de K.,., en
prenant la main de sa Qlle.
— Oui, je vous vois.
— Eh ! pourquoi me dis-tu : je vous
vois ?
(Mademoiselle de K..., éveillée, tutoyait
sa mère.)
— Parce que je vous vois.
— Tu ne me reconnais donc pas, vi-
laine?
SOMJNAMBULE. 193
Mademoiselle Adolphine paraît hésiter et
réfléchir avant de répondre.
— Oh! Monsieur, s'écrie madame de K...,
elle ne me reconnaît pas!
— Si... attendez... vous êtes ma mère.
La surprise et la curiosité portées à leur
dernier paroxysme, sont peintes sur tous les
visages, tandis que celui de mademoiselle
Adolphine demeure d'une impassibilité qui
ne fait qu'ajouter à letrangelé de celte petite
scène.
— C'est bizarre ! — c'est merveilleux !
— c'est incroyable ! — entend-on de tous
les côtés à la fois; car, chacun, comme
d'habitude, a besoin d'un mot particulier
pour rendre une impression qui, bien qu'é-
manant d'un même fait, ne laisse pas que
d'être différente chez tous les spectateurs,
i. 13
194 LA VINGT ET UNIEME
Mais, en attendant qu'ils soient d'accord
c'est à qui d'entre eux s'approchera le plus
près de la charmante somnambule, c'est à
qui lui prendra la main.
Le hasard donne la préférence à l'incré-
dule M. de Beaur...
— Eh bien, mademoiselle, dit-il, d'un ton
poli quoique railleur, aurai-je aussi le bon-
heur d'être reconnu de vous?
Mademoiselle Adolphine répond, après
quelques secondes d'hésitation :
— Comment vousreconnaîtrais-je, ne vous
ayant jamais vu ?
— Jamais ?
— Non, jamais.
— Il me semble, mademoiselle, que re-
lativement à la minute où vous voulez
bien me permettre de vous toucher la main.
SOMNAMBULE. 195
vous êtes trop explicite en disant que nous
ne nous sommes jamais vus, car, en défini-
tive, depuis deux heures nous sommes en-
semble.
— Ah ?... c'est possible.
— Oh ! vous savez bien que cela est ; mais
si dans ce moment vous êtes douée de ce que
M. le baron de Goursac appelle je crois la
lucidité, vous devez savoir bien autre chose
encore.
Mademoiselle Adolphine réfléchit un in-
stant et dit avec une expression inimitable
d'indifférence et de dédain :
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, voyons, mademoiselle, je vais
essayer de me faire comprendre.
Mademoiselle de K... pousse un grand
soupir et M. de Beaur... reprend ainsi :
Î96 LA VINGT ET UNIÈME
— Me voyez-vous ?
— Oui, je vous vois.
— De la tête aux pieds ?
— Sans doute.
— Pourriez-vous voir ce que j'ai dans ma
poche ?
Peut-être.
— Essayez, je vous en prie.
— Non.
— Pourquoi donc, mademoiselle?
— Parce que cela m'ennuie.
— La raison est sans réplique, dit en riant
M. de Beaur..., mais pour un incrédule elle
est peu convaincante.
— Qu'avez-vousdone? fait mademoiselle
Adolphine.
— Je ris.
— De quoi riez-vous ?
SOMNAMBULE. 197
— Eh! mais... vous devez le savoir.
— Oh ! cela m'intéresse si peu !
— Fort bien, mademoiselle ; toutes vos
réponses sont très-habiles.
— Habiles?....
— Oui, oui, je me comprends... mais
enfin, mademoiselle, seriez-vous assez ai-
mable pour répondre d'une manière un peu
plus directe à quelques questions que je vou-
drais avoir l'honneur de vous adresser?
— C'est selon.
— Pourriez-vous me dire si je suis marié?
— Oui.
— Je suis marié?
— Vous l'êtes.
— Voyez-vous ma femme ?
— Je la vois.
— Que fait-elle en ce moment ?
198 LA VIJXGT ET UNIEME
— Elle...
Mademoiselle Adolphine a plus que jamais
son sourire de lutin.
— Achevez, mademoiselle.
— Elle est jolie.
— Cela est vrai, mais que fait-elle ?
— Elle...
Un éclat de rire nerveux coupe la pa-
role à mademoiselle de K..., mais, reprenant
subitement son sérieux :
— Elle ne fait rien, dit-elle.
— C'est assez possible... ai-je des enfants?
— Oui.
— Combien !
— Vous avez un fils,
— De quel âge ?
— Douze ans.
— Un peu plus.
SOMNAMBULE. 199
— Treize?
— Oui, mon fils a treize ans. Et comment
est-il?
— Il est petit pour son âge.
— C'est vrai.
— Très-brun.
— C'est vrai.
— Je dirais presque qu'il est noir.
— Ma foi, mademoiselle, je vous le par-
donnerais, car vous êtes si près de la vérité...
et si loin de mon fils, qu'à pareille distance
il vous est bien permis de vous tromper un
peu. — Messieurs, c'est étonnant, je n'en
saurais disconvenir. — Mais n'ai-je pas d'au-
tres enfants, mademoiselle?
— Non.
— Prenez garde.
— Je vous dis que non.
200 LA VINGT ET UNIEME
— Eh bien , mademoiselle , vous vous
trompez.
— En vérité ?
— En vérité.
— Voire parole?
— Sur ma parole.
— Vous avez d'autres enfants ?
— J'ai d'autres enfants.
— Je ne les vois pas : pensez-y.
— Je le veux bien. Tenez, j'y pense de
toutes mes forces.
— Très-bien !... ah !
— Y êtes-vous?
— Ces deux petites filles?
— C'est cela!
— Blondes?
— C'est cela !
— Qui jouent dans un jardin?
SOMNAMBULE. 201
— C'est possible!... ma foi, Messieurs,
c'est à confondre!
— Ah ! mais. . . ah ! mais. . .
— Eh bien? mes deux petites filles, ne
les trouvez-vous pas jolies?
— Si, si, très-jolies, mais...
— Mais quoi?
— Que c'est drôle ! que c'est drôle !
— Qu'est-ce qui est drôle?
— Le monde.
— Vous n'êtes donc plus à mes petites fi lies?
— Si, j'y suis; mais c'est vous qui n'êtes
pas à ce que je vois.
— Eh ! que voyez-vous?
— Cela ne peut pas se dire.
— Pourquoi?
— Parce que... parce que... n'est-ce pas
qu'elles ne vous ressemblent point?
202 LA M1NGT ET UISIÈME
— Cela est vrai, ni l'une ni l'autre. Mais
ressemblent-elles à leur mère?
— Non, pas plus qu'à vous.
— A qui donc ressemblent-elles? fait
M. de Beaur., s'efforçant de rire, mais visi-
blement soucieux et embarrassé.
Mademoiselle Adolphine hésite, sourit,
puis, prend un petit air boudeur et répond :
— A personne.
— Eh bien! Monsieur, est-ce cela? s'é-
crie M. de Goursac, qui ne voit en cause
que la lucidité de son sujet,
— Quoi, cela?
— Ce que vous dit mademoiselle.
— Eh ! que diable voulez-vous que je vous
réponde? fait M. de Beaur. en regagnant sa
place au milieu d'un rire général, tandis que
Madame de K... semble rougir pour sa fille.
fcOMJNAMBULE. 203
Le Carpenlier me dit alors à l'oreille :
— Que pensez-vous de cette belle enfant?
— Qu'elle est bien spirituelle pour une
ingénue.
— Et jolimentéveillée pour une dormeuse.
— Convenez que si le magnétisme n'est
pas vrai, il est bien amusant.
— Oui, mais convenez aussi que s'il était
vrai, il serait bien dangereux.
— Ah! pour cela, nous sommes d'ac-
cord. Définitivement, pensez-vous, que cette
jeune fille soit réellement endormie?
— Je vais lâcher de m'en assurer. — A
mon tour, Mademoiselle, dis-je en m'as-
seyant à côté de Mademoiselle de K..., et en
lui prenant la main.
— Ah! ah!... fait-elle en tressaillant,
vous aussi !
204 LA VINGT ET UNIÈME
— Moi aussi !
— Et que faut-il vous dire? Avez-vous,
comme t autre, des petites filles qui ne vous
ressemblent pas?
— Mais tais-toi donc Adolphine , secrie
Madame de K..., oubliant que sa fille ne
l'entend plus.
— Non, Mademoiselle, je n'ai ni fils ni
filles, et si j'en avais... à moins qu'ils n'aient
votre charmant visage, j'aimerais assez qu'ils
me ressemblassent.
M. de Beaur. s'agite sur sa chaise et se
mouche avec fracas.
Je continue :
— Mademoiselle, je ne crois pas au ma-
gnétisme.
— Je le sais.
— Je suis même si peu porté à y croire,
SOMNAMBULE. *205
que, malgré toute la confiance que j'ai en
vous (et je vous supplie d'excuser ma fran-
chise), même en me révélant des choses que
dans l'ordre naturel vous ne devriez pas sa-
voir, mais qui existent actuellement, vous
auriez peu de chances de me convaincre.
— Comme vous faites de grandes phrases !
dit Mademoiselle de K..., d'un petit air mo-
queur qui me démonte. Voulez-vous que je
vous dise s'il fera beau temps demain ?
— Dites, ce sera quelque chose.
— Il pleuvra.
— Vous en êtes sûre?
— Oui, je l'ai vu dans l'almanach.
— Charmante petite folle!... Vous avez
donc autant de malice, endormie qu'éveil-
lée? Voyons, dites-moi autre chose.
— De l'avenir?
206 LA VINGT ET UNIÈME
— Oui, de l'avenir.
— Mais quelque chose d'agréable ?
— Ah ! je vous en prie.
— Eh bien, attendez ce soir...
— Oh ! c'est bien près... Tant mieux, je
n'en serai que plutôt convaincu. Ce soir?...
— Oui, ce soir et même avant ce soir
vous recevrez la visite d'un de vos amis.
— Mademoiselle , j'ai tant d'amis, que
cela est bien vague.
— Attendez donc... la visite d'un de vos
amis que vous aimez beaucoup.
— Ah! ceci devient plus précis.
— Et que vous n'avez pas vu depuis très-
longtemps.
— Depuis combien de temps?
— Oh ! depuis des années.
— Vraiment! maiscommentsenommet-il?
SOMNAMBULE. 207
Mademoiselle Adolphine semble cher-
cher un instant et dit :
— C'est trop difficile, je ne le vois pas.
— Alors, essayez au moins de me décrire
sa personne. Quel est son âge?
— A peu près le vôtre.
— Est-il petit ou grand ?
— Ni grand ni petit.
— Après?
— Il est blond.
— Après?
— Pâle.
V
— Après?
— Oh ! comme vous êtes exigeant !
— Soupçonnez-vous que cela peut être Le
Carpentier?
— Auguste X., si cela est quelqu'un.
— Voyez-vous son caractère? dis-je en
208 LA. VINGT ET UJNlÈME
m'adressant de nouveau à la somnambule.
— Oui, c'est un beau caractère : géné-
reux, franc, loyal, sans détour.
— Oh ! alors, ce n'est pas X...
— C'est un fashionable , ajoute en riant
notre aimable lutin, il a un lorgnon et des
bottes vernies.
— Diable ! je ne me savais pas d'amis aussi
brillants.
— J\Teserait-cepasLat..?faitLeCarpenlier.
— Est-il très-gourmand? dis-je à la som-
nambule.
— Gourmand?... Mais non , répond- elle
du plus grand sérieux et après avoir réfléchi
une demi-minute.
— Allons, ce n'est encore pas Lat...
Voilà d'ailleurs, il faut en convenir, un si-
gnalement assez complet : taille moyenne,
SOMNAMBULE. 209
vingt-cinq ans, cheveux blonds, visage
pâle, mise élégante, un lorgnon et des bot-
tes vernies. A-t-il de l'esprit?
— Beaucoup, beaucoup, beaucoup.
— Décidément mon ami est un homme
accompli. Le grand malheur est qu'à
l'exception de vous, Edouard, je ne m'en
connais point de semblable.
— Vous êtes bien bon, mon cher, mais je
suis gourmand, et je n'ai pas de lorgnon.
Puis d'ailleurs... me voici.
— Mademoiselle, je vous remercie, dis-je
à la somnambule, en lui baisant la main.
— Ah ! vous me magnétisez... fait-elle en
retirant vivement sa main... je suis fatiguée,
qu'on m'éveille.
Tout en se rendant avec empressement à
i. 14
210 LA VIJNGT ET UNIEME
l'invitation de sa somnambule, M. de Gour-
sac dont l'éloquence comprimée, depuis un
quart d'heure, n'attendait qu'un prétexte
pour faire explosion, se prit à disserter ex
professo sur la nécessité pour les magnéti-
seurs de se conformer ponctuellement et en
toute occasion aux désirs de leurs sujets.
Au bout de deux ou trois minutes de passes
transversales, mademoiselle de K... ouvrit
les yeux.
— Où suis-je? dit-elle... Maman,... où
es-tu?.. Ah ! te voilà... Eh! mais... on m'a-
vait donc endormie?... etc.
Madame de K... embrassa sa fille avec
une tendre effusion; puis M. de Goursac,
reprenant la parole, résuma (pour me ser-
vir de son expression) les phénomènes dont
nous venions d'être témoins, le tout à la plus
SOMNAMBULE. 211
grande gloire de Mesmer et surtout à la
sienne.
Enfin ma société prit congé de moi, en
me faisant promettre, dans le cas où la
prophétie se réaliserait, de l'en informer au
plus vite
Une demi-heure plus tard, à l'instant où
j'allais me mettre à table, on m'annonça
qu'un étranger de bonnes manières, et se
disant de mes amis, demandait à me parler
et m'attendait au salon.
J'accours; le cœur me bat. Le visiteur est
un jeune homme blond, pâle; il porte un
lorgnon et des chaussures vernies; enfin son
visage annonce vingt-cinq ans. Rien de plus
exact que le portrait qu'en a fait la somnam-
bule. Tout le malheur est que ce jeune
212 LA VINGT ET UNIÈME SOMNAMBULE.
homme n'est pas de mes amis car je suis
forcé de m'avouer que son visage m'est tota-
lement inconnu.
VII
JACQUES ALBIN.
VII
Jacques Albin.
L'étranger, qui s'était assis pour parcou-
rir un journal en m'attendant, se leva lors-
que j'entrai, et vint à moi les bras ouverts
comme pour m'embrasser.
— Eh bien, dit-il, me reconnais-tu?
Ce ton familier ne faisant qu'ajouter
216 JACQUES ALBIN.
à ma surprise, je répondis en balbutiant:
— Mais non, monsieur... je ne te recon-
nais pas.
— Oh! monsieur!... fit le visiteur en écla-
tant de rire; regarde-moi donc bien.
— Je vous regarde de tous mes yeux.
Enfin Jacques Albin, car c'était lui, était
tellement changé dans sa mise, dans ses ma-
nières, jusque dans ses moindres gestes, que
même lorsqu'il se fut nommé je ne le recon-
naissais pas encore.
— Ah! mon ami, lui dis— je en le ser-
rant dans mes bras, je t'embrasse de con-
fiance...
— Je m'attendais, répliqua— t-il, à jouir
de ton étonnement. Oui, j'ai dépouillé le vieil
habit avec le vieil homme. Mais si tu pou-
vais lire dans mon cœur, tu verrais à son
JACQUES ALBIN. 217
émotion qu'il n'est pas changé pour toi:
— Mon pauvre vieil ami! Mais enfin,
d'où viens-tu? de la Chine ou de Tom-
bouctou ?
— Moi!... je viens de la rue Louis-le-
Grand, où je demeure depuis deux ans.
— Quoi! depuis deux ans lu es à Pa-
ris?
— Depuis bien plus longtemps.
— Et nous ne nous sommes jamais ren-
contrés!
— Il est vrai que c'est étrange ; mais Pa-
ris est si grand!...
— Et qu'y fais-tu?
— De la médecine; c'est même un de
nos confrères qui m'a enseigné ta demeure.
— Ah ! je lui en sais gré. Mais tu t'es donc
réconcilié avec notre profession?
218 JACQUES ALBIN.
— A peu près. Depuis que j'ai lu et mé-
dité cette proposition de Jamblique : la mé-
decine est fille des songes
— Que dis-tu là, grand Dieu! serais-tu
magnétiseur?
— Van Helmont l'était bien.
— Oh! alors, c'est le ciel qui t'envoie,
car tu vas m'éclairer. Que je suis heureux de
te revoir! Me donnes-tu la soirée?
— Tout entière, si tu es libre.
— Je le suis toujours pour mes amis. C'est
donc convenu, nous dînons ensemble. Mais
avant tout, et pour que je n'aie rien dans
Tesprit qui m'empêche d'être tout entier au
plaisir de le revoir, éclaircissons un point qui
m'intéresse à l'extrême. Connais-tu mes-
dames de K...?
— Je les connais un peu.
JACQUES ALBIN. 219
— Tant pis ! mille fois tant pis!
— Eh! pourquoi donc tant pis? ces
dames sont très-aimables.
— Oui, mais si tu n'eusses jamais entendu
parler d'elles, j'avais une conviction.
— Mon ami, tu es plus obscur qu'un traité
d'hermétique.
— Je m'expliquerai bientôt. Ainsi tu es
sûr qu'elles te connaissent?
— Oui, pour m'avoir deux ou trois fois
rencontré dans le monde.
— C'est bien assez, c'est trop !
Et mon ami, cela se conçoit, me regar-
dait avec un indicible étonnement.
Je n'en poursuivis pas moins mon inter-
rogatoire :
— As-tu dit à ces dames que tu te pro-
posais de venir chez moi?
220 JACQUES ALBIN.
— Quelle idée! Je n'ai pas vu mesdames
de K... depuis six semaines au moins.
— L'as-tu dit à quelqu'un de leur con-
naissance ?
— Je ne l'ai dit qu'à une seule personne.
— Qui connaît ces dames?
— Ma foi... je n'en sais rien. Mais au
nom du ciel ! pourquoi ces questions?
— Ah ! mon ami, lu viens de me confir-
mer dans la pensée qu'on ne fait plus de
miracles, et que vraisemblablement on n'en
a jamais fait que pour les sots. Figure-toi
qu'il y a une heure à peine, une moderne
pythie me prédisait que j'allais te revoir et te
revoir tel que te voilà. Cette prédiction en se
réalisant me semblait impliquer, en dépit du
sens commun, une notion réelle de l'avenir.
Puis mon imagination, courant la poste, en
JACQUES ALBIN. 221
induisait follement toute l'histoire des ora-
cles et ne s'arrêlait même pas aux prophé-
ties sacrées. Mais à présent tout s'explique.
Ma pythonisse te connaissait, elle a pu savoir
ton intention de venir me voir. Dès lors,
adieu le prestige ; la certitude s'en va et c'est
à peine s'il me reste le doute.
— Oh! que du moins il te resle explicite-
ment, mon ami : le doute est l'opinion du
sage. Mais, par ma foi, je ne m'attendais pas
à l'honneur d'être prédit comme le Messie.
Je vois qu'il s'agit d'une histoire de somnam-
bule. Conte-la moi; je suis expert, et je t'en
dirai mon avis.
Je racontai alors à mon ami tout ce qui
s'était passé entre M. de Goursac, la fille
Dauruc, mademoiselle Adolphine, M. de
222 JACQUES ALBIN.
Beaur. , etc. La mystification de ce dernier fit
beaucoup rire Albin.
— Pour celui-là, dit-il, je suis content de
sa mésaventure. Je l'ai vu un jour si arro-
gant, si impertinent et si plat, qu'il mériterait
que ta somnambule lui eût dit la vérité. Mais
maintenant raisonnons. Ce qui s'est passé
tantôt chez loi ne me surprend pas du tout :
dans la plupart de nos expériences l'erreur,
sinon le mensonge, se mêle à la vérité, et
ce mélange, presque inévitable, est le côté
faible du magnétisme. Cependant, même
dans les expériences manquées, c'est-à-dire
lorsque tout semble faux, invraisemblable,
impossible , il peut encore se rencontrer
quelque fait de bon aloi; si bien que tout
rejeter sans examen est ou d'un homme pré-
JACQUES ALBIN. 223
venu ou d'un mauvais observateur. Prenons
pour exemple ce que tu viens de voir. Le
baron de Goursac est un illuminé, sincère,
je n'en doute pas, mais dénué d'esprit, de
discernement, de sens commun, je t'accorde
ce premier point. La fillec Dauru est une
misérable; je l'ai vue l'année dernière : elle
dort et voilà tout. Peut-être, dans le prin-
cipe, était-elle douée réellement de ce que
nous appelons la lucidité. Mais si elle eut ja-
mais cette faculté, il y a longtemps qu'elle
l'a perdue, ce qui ne l'empêche pas de con-
tinuer son métier parce qu'il lui rapporte un
peu d'argent. C'est là l'histoire en abrégé de
la bonne moitié des somnambules. A pré-
sent, à cette fille Dauruc, que je te sacrifie
sans merci, comme tu le vois, oseras-tu
comparer mademoiselle Adolphine? Con-
224 JACQUES ALBIN.
viens d'abord que, physiquement, elles ne
se ressemblent guère.
— Ah! pas du tout, j'en demeure d'accord.
Mademoiselle Adolphine est ravissante. Je n'ai
jamais vu de plus jolie figure.
— Oh! oh! fiten riant mon ami, jevoisque
j'aurai peu de peine à te la faire absoudre. Eh
bien, puisque tu lui trouves tant de qualités
aimables, comment admettre qu'avec de si
grands moyens de plaire sans artifice, celle
jeune personne, bien née, bien élevée, jusqu'à
présent irréprochable, s'en vienne niaisement
jouer un rôle indigne, j'allais dire un rôle
ignoble dans une farce ridicule? Mais ce n'est
pas tout encore. Considère l'invraisemblance
de la fourberie que tu lui prêtes! Quelles sup-
positions ne faut-il pas faire pour arriver à
conclure raisonnablement que mademoiselle
JACQUES ALBIN. "225
de K... qui me connaît à peine, qui ne sait
peut-être pas mon nom, qui n'aurait pu ap-
prendre que par un hasard inouï mon inten-
tion de venir chez toi... Ah! mon ami, mais
c'est absurde.
— Eh bien, franchement, je n'en suis pas
fâché.
Albin sourit et me répliqua :
— C'est une si charmante personne que
mademoiselle de K. . . !
L'heure était venue de nous mettre à table.
Je ne dinai jamais plus gaiement. Jacques me
conta une partie des aventures qui lui étaient
arrivées depuis notre séparation, et je lui con-
tai les miennes. Puis la conversation revint au
magnétisme. Comme je me rappelai les ex-
périences dont j'avais été témoin à Montpel-
lier, j'en fis part à mon ami. Mais Jacques, à
i. 15
226 JACQUES ALBIN.
ma grande surprise en savait déjà tous les
détails.
— Ah! pour le coup, m'écriai-je, voici qui
m'étonne encore plus que la prophétie de ma-
demoiselle de K...; de qui donc tiens-tu tout
cela?
— De Bonnin lui-même, répliqua Jacques.
— Bah! tu connais Bonnin?
— Comme le quartier que j'habite.
— Mais comment l'as-tu rencontré?
— Mais comment ne l'as-tu pas rencontré
toi-même?
— Il demeure à Paris?
— Sans doute, depuis des années.
— Et qu'y fait-il, Dieu tout-puissant?
— Il magnétise pour vivre.
— Et meurt de faim, bien entendu?
— Hélas! oui... mais très-dignement.
JACQUES ALBIN. 227
— Oh! pour cela, je n'en doute pas; Bon-
nin fait dignement tout ce qu'il fait . Etes-vous
encore en relation?
— Nécessairement, en qualité de co-reli-
gionnaires.
— En vérité, je ne vois que des prodi-
ges.
— Et tu prétends qu'on n'en fait plus.
Mais il n'y en a point ici : Bonnin était à Mont-
pellier et Bonnin est à Paris ; les grands hom-
mes sont cosmopolites. Je te l'amènerai quand
tu voudras. Au surplus, viens me voir demain
et lu trouveras chez moi une autre de tes vieil-
les connaissances dont la présence, j'en suis
certain, te surprendra bien davantage.
— Qui donc?
— Je te le donne en mille.
— Mademoiselle Aimée Désormes?
228 JACQUES ALBIN.
— Qui te l'a dil? fit Albin en se levant stu-
péfait.
— Oh! personne, apparemment.
— Alors tu es doué de seconde vue et je te
tiens pour infiniment plus lucide que Stépha-
nie Dauruc. Oui, mademoiselle Aimée Dé-
sormes, ou plutôt madame Graffeild est ici.
— Miséricorde! Et son mari?
— 11 est mort, grâce à Dieu!
— Grâce à Dieu?... Il me semble que pour
l'instant tu es moins moral qu'égoïste.
— Non, tu ne me comprends pas. Ce Graf-
feild était un monstre qui maltraitait sa femme
et qui l'eût fait mourir à la peine s'il ne fût
mort lui-même. Pour tout héritage il lui a
laissé des dettes et un enfant posthume, dont
je suis le parrain.
— C'est édifiant. Et elle demeure chez toi?
JACQUES ALBIN. 229
— Non, mais elle y vient souvent.
— Fait-elle comme Bonnin, vit-elle aussi
du magnétisme?
— Eh! justement, mon cher, j'en ai fait
une somnambule.
— Sans parler de ce que lu en as fait encore?
— C'est ce qui te trompe, mon ami , je
n'en ai rien fait de plus.
— Et pourtant tu l'aimes toujours?
— Oui..., de bonne amitié.
— C'est bien ainsi que je l'entends, car un
amour de sept ans de date... mais enfin?...
— Non, mille fois,nop.J'aijuréd'être fidèle.
— Toi, fidèle!... à qui donc?
— A une fée...
— Ah ! ceci me ferme la bouche. C'est le
lot des fées de faire des miracles. Mais déci-
dément, mon cher Albin, je vois que tu tour-
230 JACQUES ALBIN.
nés au fantastique. Et pour te dire la vérité
cela m'étonne moins que le reste, car, en l'exa-
minant de la tête aux pieds, en te voyantboire
de l'eau rougie et refuser même du Madère,
je pensais tout à l'heure que la baguette d'une
fée pouvait seule avoir opéré en toi une pa-
reille métamorphose. Enfin, cette fée... est-
elle ta femme ou celle d'un autre?
— Ni celle d'un autre ni la mienne.
— A la bonne heure, elle sait son devoir,
car je crois que les fées ne se marient pas.
— La mienne eut autrefois la folie de
l'oublier. Tu sauras cela en temps et lieu;
mais à propos de mariage, c'est ce maître fou
de Bonnin qui l'a échappé belle.
— Comment donc?...
— C'est toute une histoire. Mais pour
que tu sois en état de la comprendre il faut
JACQUES ALBIN. 231
que je te mette en quelques mots au courant
de ma théorie magnétique.
— Qu'est-ce à dire? le magnétisme est pour
quelque chose dans ce mariage manqué!
— Il y est pour tout et cela devait être.
Bonnin ne procède jamais qu'au nom du ma-
gnétisme.
— J'ai toujours pensé que ce garçon-là ne
finirait ses jours qu'à Bicêtre.
VIII
LES AMOURS DE BONNIN.
VIII
Les amours de Boiinin<
Comme nous avions fini de dîner , je
demandai à mon ami s'il prenait du café.
— Jamais, dit-il, et toi?
— Moi ! il m'agite à me rendre fou.
— T'es-tu quelquefois demandé pourquoi?
— Parbleu ! qui ne sait que le café est
236 LES AMOURS
pour les personnes nerveuses un excitant
très-énergique!
— La belle réponse ! pourquoi l'opium
fait-il dormir? Quia opium facit dormir e...
c'est la chanson de M. de la Palisse.
— Eh! les médecins n'en chantent pas
d'autre.
— Parce que , comme le dit Cléanthis
à Sosie : «les médecins sont des bêtes.» —
Fumes-tu?
— Quand j'ai de bons cigares.
— Oh ! alors, tu fumeras ce soir, car voici,
je te le certifie, ce qui se fait de mieux à la
Havane.
Et Jacques tira de sa poche un étui d'é-
caille, renfermant de véritables primera
dont nous allumâmes chacun un.
— A présent, dit-il, écoute-moi :
DE BONNIN. 237
Ce qui nous agite dans le café, c'est son
arôme, c'est-à-dire une essence. Toute es-
sence est, comme tu le sais, une matière
très-volatile, mais qui ne doit sa volatilité
qu'à l'électricité qu'elle contient. Le café ou
plutôt toutes les essences (car toutes sont
excitantes) ne nous agitent donc qu'en
ajoutant subitement à l'électricité naturelle
qui circule dans nos nerfs, une grande quan-
tité du même fluide (1). Il y a alors en nous
excédant de vie, parce qu'il y a excès de
principe vital.
Mais si tu n'as pas complètement oublié
ta physique, tu te souviendras qu'il existe
deux espèces d'électricité , l'une qu'on
(1) Tous les poisons qui exercent spécialement leur action sur
le système nerveux , sont essentiellement sublimables ou vola-
tils ; tels sont Y acide prussique, Yarsenic, Yantimoine, le mer-
cure, les composés de ces métaux, etc., etc. Voyez le Magné-
tisme animal expliqué, XIe leçon.
238 LES AMOURS
nomme positive , et l'autre négative. Ces
deux principes se recherchent, s'attirent, et
se neutralisent dès l'instant qu'ils se rencon-
trent. Voilà pourquoi l'opium qui, probable-
ment, contient une électricité de nature
opposée à celle du café, est l'antidote de ce-
lui-ci, et réciproquement.
Mais ce qui se passe entre les corps iner-
tes se passe aussi entre les hommes : il y a
des hommes électro-positifs et des hommes
électro-négatifs. Ceux-ci éprouvent vers
ceux-là un entraînement involontaire, tandis
que les premiers comme les derniers se re-
poussent entre eux.
Dans l'ordre habituel, ces attractions et
ces répulsions sont purement morales, le
plus souvent très-vagues et ne se prononcent
qu'à l'occasion des rapprochements forcés.
DE BONNIN. 239
Que de femmes détestent, leur mari et qui
n'éprouveraient pour lui que de l'indifféren-
ce, s'il n'était pas leur mari !
Ce serait donc un grand bonheur pour
l'humanité, s'il existait quelque moyen de
prévenir ces unions mal assorties, et de dé-
montrer, avant leur consommation, que la
nature les réprouve.
Or, il me sembla que le magnétisme était
en pareils cas une sorte de pierre de tou-
che.
L'attraction morale, disais-je un jour à
Bonnin, coïncide constamment avec l'at-
traction physique, de telle sorte que si celle-
ci se manifeste, on peut se tenir pour sûr de
l'existence de l'autre.
Ce principe admis, tout homme qui veut
se fixer sur les propensions intimes de sa
240 LES AMOURS
fiancée à son égard, n'a qu'à la magnétiser.
En moins de \ingi passes, il connaît son sort.
S'il attire, qu'il épouse; mais dans le cas
contraire, qu'il n'épouse point, car l'incom-
patibilité est incontestable.
— Oh ! quel plaisant sophisme ! m'écriai-
je en pouffant de rire.
— Je ne te le donne point pour autre
chose; mais il fallait qu'il fût bien spécieux
pour notre ami Bonnin, car tu vas voir ce
qu'il en fit.
— Je le devine!
— Pas tout à fait, car en certaines matiè-
res d'extravagances Bonnin dépasse toujours
tout ce qu'on peut imaginer.
Ce brave garçon, l'année dernière, magné-
tisait une petite malade qu'il espérait guérir,
mais qu'il ne guérit point. Elle n'était qu'épi-
DE BONNIN. 24 l
leptique, il la rendit idiote. Cette petite fille
avait deux sœurs, Tune nommée Cécilia, l'au-
tre Julie. La première avait vingt ans, l'autre
en avait dix-huit. Toutes deux étaient jolies
et ne manquaient pas d'agréments. Il n'est
donc pas étonnant, si, en les voyant tous les
jours, Bonnin tarda peu à s'éprendre d'une
de ces jeunes filles, qui, d'ailleurs, vivaient
dans la retraite et ne voyaient guère d'autre
homme que lui.
S'il avait eu l'esprit de s'attacher à l'aînée,
son affaire était certaine; mais Bonnin ne fait
quedes gaucheries: ce fut la cadettequ'il aima.
Ce n'est point, au reste, que le préjugé de ma-
rierl'aînéeavant les autres fût inexorable dans
la famille : les difficultés devaient venir d'ail-
leurs : ce fut Bonnin lui-même qui se les
suscita.
i. 16
242 LES AMOURS
Quoi qu'il en soit, la jeune personne répon-
dait à sa flamme.
— A la flamme de Bonnin !
— J'ai vu les lettres, car l'ingénue répon-
dait par écrit.
— Que dis-tu là, grand Dieu! Bonnin
devenu FaublasL. Alors, je crois à tout, à
l'absurde, à l'impossible, je crois au ma-
gnétisme !
— Tu en viendras là, je l'espère bien, mais
laisse-moi continuer:
Chargé par notre ami de prendre indirecte-
ment des informations sur la famille de Julie,
sur sa fortune, ses prétentions et, au besoin,
ses intentions si Bonnin se déclarait, je m'ac-
quittai du mieux que je le pus de celte mission
délicate. Les résultats démon enquête furent
très-satisfaisants. Mademoiselle Julie avait
DE BOKjXIJN". 243
50,000 fr. de dot et ce que, par une horrible
antiphrase, l'on nomme des espérances. Bon-
nin plaisait au père, et la belle-mère (car c'é-
tait une belle-mère) ne demandait pas mieux,
comme c'est d'usage, que de se débarrasser
le plus vite possible des filles de son mari.
Quand j'annonçai cela à notre ami, il se
mit à sauler de joie et à faire de telles gam-
bades, qu'avec ses longues jambes déchar-
nées il me rappelait Don Quichotte, imitant
sur la montagne noire les folies du Beau Té-
nébreux.
Puis, quand il se fut un peu remis de son
extravagante hilarité, nous causâmes, et ce
fut ce soir-là que je lui exposai ma théorie.
Quel disciple ! mon ami, et comme il m'é-
coutait! Platon n'eût pas recueilli plus reli-
gieusement les maximes de Socrate.
244 LES AMOURS
Lorsque j'eus fini de parler, il était tout
rêveur.
— Qu'avez-vous? lui demandai-je.
— Je vous admire, répondit-il.
Nous nous quittâmes vers les onze heures
et je ne le revis que trois jours après Mais
il était alors au désespoir, car voici ce qui
s'était passé :
Dès le lendemain de notre précédente en-
trevue, Bonnin, encore tout exalté de mes
nouveaux préceptes, ne songeait plus qu'à
éprouver son amour au creuset de mon in-
vention. Il proposa donc à sa future belle-
mère et à ses deux filles de les magnétiser.
Bien que personne, à moins d'être Satan,
n'eût deviné sa pensée, il croyait devoir agir
de ruse ; et de même qu'à certains jeux inno-
cents, on accepte la corvée d'embrasser
DE BONN IN. 245
vingt laids visages, pour embrasser celuiqu'on
aime, Bonnin eût magnétisé jusqu'au chien
de la maison pour avoir le droit de magné-
tiser sa Julie sans laisser voir son intention.
Il commença par la belle-mère, qu'il eut
l'honneur de faire bâiller, mais qui n'é-
prouva rien de plus.
Après elle vint Cécilia.
Au bout de quinze à vingt passes, la jeune
fille soupire et s'assoupit. Puis elle déclare
qu'elle éprouve un bien-être extraordinaire,
et dans lequel elle voudrait rester toujours.
Enfin sa tête s'incline, ses mains s'élèvent et
suivent celles du magnétiseur... De toute évi-
dence {'attraction existe...
— Pauvre Cécilia ! pensait l'honnête Bon-
nin, vous aussi, vous m'eussiez donc ai-
mé! Ah! si jamais je deviens veuf et que
246 LES AMOURS
vous soyez libre encore, ce sera vous que
j'épouserai.
Mademoiselle Julie, soit qu'elle eût peur de
s'endormir et de révéler ses petits secrets,
soit qu'elle eût un pressentiment de ce qui
devait se passer, ne se soumit pas d'aussi
bonne grâce qu'avait fait sa sœur aux passes
de notre ami. Cependant, comme, malgré les
bonnes raisons qu'elle avait pour s'y refuser,
elle ne pouvait ou plutôt n'osait en allé-
guer que de mauvaises, force lui fut de céder
aux sollicitations de son père qui, en passant,
par la bouche de sa belle-mère, devenaient
tellement impératives, qu'il n'aurait tenu
qu'à la pauvrette d'y voir une véritable
sommation. Elle s'assit donc en rougissant,
et l'expérience commença.
Ah! malheureux Bonnin ! Quel démon ja-
DE BONNIN. 247
louxxle ton amour te poussait donc à la ten-
ter !
Mademoiselle Julie n'est pas plutôt en
rapport avec son magnétiseur, qu'elle tres-
saille, se rejette en arrière et laisse paraître
tous les signes d'un malaise évident. Cepen-
dant Bonnin insiste : il est heureux de tenir
dans ses mains ces jolis doigts blancs et dé-
licals, qu'il n'a jamais touchés qu'à la déro-
bée. Mais plus il insiste et plus le mal aug-
mente. Enfin, la pauvre enfant, pleurant,
n'en pouvant plus et demandant en grâce
qu'on cesse de la magnétiser, l'expérience
en reste là.
Quelque incomplète qu'elle fût , cette
malheureuse expérience n'était encore que
trop concluante pour notre cher Bonnin.
— J'étais tellement hors de moi, me di-
248 LES AMOURS
sait-il. tellement désespéré, que je sortis
presque sans prendre congé de personne, et
qu'au lieu de rentrer chez moi où quelqu'un
devait m'altendre, je m'en allai machinale-
ment jusqu'aux Champs-Elysées.
Il paraît néanmoins que le grand air ren-
dit un peu de sens (je ne dis pas de bon sens)
à notre ami, car, rentré chez lui, il eut le
sangfroid d'envisager sa situation et de tirer
gravement de ce qui s'était passé les consé-
quences suivantes :
1° Il est certain que mademoiselle Julie
ne m'aime pas;
2° Il n'est pas moins certain que de mon
côté, je.... ne dois pas l'aimer.
Or, puisque d'autre part il m'est prouvé
que Cécilia a du penchant pour moi
c'est Cécilia que je dois épouser. Donc Ceci-
DE BONN IN. 249
lia sera ma femme si l'on m'accorde sa
main.
Ce beau raisonnement fait, Bonnin tailla
sa plume et écrivit au père une lettre élo-
quente dans laquelle il lui demandait sa fille
aînée en mariage.
J'aime à croire pour sa raison que s'il se
fût donné jusqu'au lendemain pour réfléchir,
cette lettre n'eût pas été envoyée. Mais c'est
justement parce qu'il appréhendait ce re-
tour sur lui-même, qu'il s'empressa de la
jeter à la poste. La science avait parlé, di-
sait-il, et Xinstinct devait obéir.
Malheureusement, l'instinct n'est pas tou-
jours docile. Cette fois, en se révoltant, il
était dans son droit; mais il n'était plus
temps.
Le lendemain (autre sottise), il voulut
250 LES AMOURS
s'en dédire. Il eut l'effronterie d'aller dire au
père qu'en lui demandant sa fille, il s'était
trompé de nom ! ?sotre homme lui rit au nez,
c'était bien le moins qu'il lui dût. Quant
aux deux filles , l'une blessée dans son
amour, s'enfuit quand elle le vil entrer, et
l'autre, blessée dans son amour-propre, au-
rait voulu le voir honteusement chassé.
Et voilà comment fini, dit Jacques en
jetant au feu le reste de son cigare, la dé-
plorable histoire de l'infortuné Bonnin.
Cette anecdote burlesque, en me dévoi-
lant une face nouvelle du caractère de mon
ancien camarade, ne fit qu'ajouter au dé-
sir que je me sentais de le revoir. Aussi
convînmes-nous Albin et moi. d'aller le
surprendre au premier jour, si je ne le ren-
contrais dès le lendemain chez mon ami.
DE BO^NIN. 251
Puis nous reparlâmes de madame Graf-
feild, dont la destinée bizarre m'intéres-
sait, et notre conversation se fût probable-
ment prolongée fort avant dans la nuit,
si un domestique n'était venu prier Al-
bin , au nom de Madame la vicomtesse de
V., de passer immédiatement chez cette
dame.
— Ah ! mon ami, lui dis-je quand le do-
mestique se fut retiré, puisque tu affirmes
n'avoir confié qu'à une seule personne ton
intention de venir me voir, c'est incontesta-
blement à celle-ci que tu l'as dit.
— Oui, mais, en sa qualité de fée, elle
l'eût deviné sans cela.
— Ah ! vraiment ! c'est là ta fée... une vi-
comtesse !
— Pourquoi pas?
252 LES AMOURS DE BONNO.
— Parce qu'il me semble. Monseigneur,
que vous étiez républicain.
— Je le suis encore.
— Eh bien?...
— Le magnétisme est comme l'amour : il
n'a point de préjugé.
IX
MADAME GRAFFEtLD,
IX
Madame GrafTeild.
Le lecteur n'a sans doute pas oublié dans
quelles circonstances Albin avait quitté l'A-
frique au mois de juillet 1834.
Une lettre apportée par un bateau à va-
peur de l'Etal, lui ayant annoncé que sa
mère était mourante, il avait demandé et
256 MADAME GRAFFEILD.
obtenu la permission de s'embarquer le jour
même sur un autre navire, en partance pour
Toulon. Mais nonobstant cette précipitation,
le temps lui fît défaut. Sa mère rendait le
dernier soupir le soir même où il débarquait
à Toulon, après cinq mortelles journées de
quarantaine, et il n'arriva dans son village
que le surlendemain de ses funérailles.
Ce fut pour lui un coup terrible, car une
pensée déchirante vint ajouter à sa douleur.
Il s'imagina, non sans quelque raison,
peut-être, que ses dissipations et sa vie dis-
solue, avaient dû causer à sa mère un cha-
grin capable d'abréger ses jours. Il versa
donc des larmes de remords. Puis il fit aux
mânes de sa mère, le serment de changer
de conduite.
Après avoir passé quinze jours à Salins,
MADAME GRAFFEILD. 257
chez un de ses oncles, dont les mœurs pa-
triarcales retrempèrent son esprit et affer-
mirent ses projets de réforme, il donna
définitivement sa démission de chirurgien
militaire, fit payer les dettes qu'il avait
laissées en Afrique, et partit pour Paris.
Là, il reprit sérieusement ses études mé-
dicales, suivit assidûment les cours et les
cliniques, enfin, se fit recevoir docteur au
mois de juillet 1835.
Plus tard, Jacques nous contera lui-même
la suite de son histoire.
Je tiens quant à présent à faire connaître
les infortunes de la première femme qu'il
aima.
Et d'abord je veux qu'on sache que le
surnom grotesque de Mémée auquel elle ré-
pondait, n'était qu'une corruption mignarde
i. 17
258 MADAME GRAFrEILD.
du nom d'Aimée, qu'elle avait reçu de sa
marraine, sur les fonts baptismaux.
Quelque frivole que puisse sembler cette
rectification, je ne lacroispassans importance.
Dans un récit, comme dans la vie, les
noms ont une valeur , et , peut-être en-
trent-ils, plus qu'on ne le suppose, dans la
cause de nos revers ou de nos prospérités.
Des souvenirs qu'ils éveillent, ou simple-
ment de leur euphonie, résulte une impres-
sion qui, dans l'esprit de ceux qui les enten-
dent, devient tout d'abord une prévention à
l'égard de ceux qui les portent.
Quel homme se nommant Judas a jamais
fait son chemin dans le monde?
Or, un nom ridicule est presque aussi
fatal qu'un nom maudit : que les mères s'en
souviennent en baptisant leurs enfants.
MADAME GRAFFEILD. 259
Ce n'est donc plus Mémée, mais Aimée,
que je nommerai désormais la veuve du
brasseur Graffeild.
N'oublions pas qu'à l'époque où nous
sommes (1839), sept années se sont écoulées
depuis le jour où je l'ai vue pour la dernière
fois à Besançon.
Il estdonc temps d'expliquer l'énigme de
sa disparition subite en 1832; énigme plutôt
embrouillée qu'éclaircie par la nouvelle
inopinée de son mariage.
On se rappelle qu'Aimée vivait sous la
tutelle d'un vieux militaire retraité, nommé
Desormes. Celui-ci ayant un jour à faire à
sa pupille une communication importante,
se rendit chez elle, où il ne la trouva pas.
Supposant toutefois que la jeune fille, rete-
nue sans doute par les affaires du magasin,
"260 MADAME GRAFFEILD.
tarderait peu à rentrer, il prit le parti de
l'attendre. En conséquence, il se fit donner
la clef de la mansarde qu'elle habitait et s'y
installa.
L'appartement d'Aimée était plus aéré
que spacieux. Il consistait dans une seule
pièce au quatrième, avec belle vue sur les
toits des maisons voisines qui, pour la plu-
part, n'avaient que trois étages.
On pouvait d'un seul coup d'œil, invento-
rier tout le mobilier de la jeune fille. 11 se
composait d'un petit lit à rideaux de calicot
blanc, de quelques chaises communes, d'une
armoire en noyer et d'un petit meuble,
nommé, je crois, chiffonnière; meuble dont
la désignation explique l'usage habituel,
mais qui, si l'on en juge par la présence
d'une bouteille à encre, d'une plume et
MADAME GRAFFEILD. 261
d'une feuille de papier fraîchement écrite,
laissée sur sa tablette, cumulait pour sa
propriétaire les deux emplois de table à ou-
vrage et de table à écrire.
Surpris des habitudes littéraires que sa
nièce paraissait avoir contractées dans les
fourrures, Desormes, après avoir laissé pas-
ser un accès d'asthme que lui avait causé
l'ascension des quatre étages, s'empara sans
plus de façon, du manuscrit que le hasard
livrait à sa discrétion et le lut : c'était son
droit.
Ce manuscrit était une lettre inachevée et
sans adresse. J'ignore d'ailleurs dans quels
termes cette lettre était conçue et jusqu'à
quel point il était possible d'en induire la
véritable nature des relations d'Aimée avec
Albin, parti la veille pour son village.
262 MADAME GRAFFEILD.
Si j'en juge par mes propres souvenirs, je
dois avouer que les formes hiéroglyphiques
de son orthographe, couvraient parfois d'un
voile épais les sentiments de la jeune fille.
Au surplus, son style était rarement entaché
de familiarités compromettantes. A l'inverse
de toute autre femme, elle avait plus d'a-
bandon dans ses propos que dans ses lettres
et disait sans embarras ce qu'elle n'eût osé
écrire.
En résumé, si le fait seul de sa correspon-
dance avec un jeune homme était un témoin
irréfragable de sa légèreté, il s'en fallait que
lepître obscure échappée à sa plume, fût
suffisante pour démontrer la consommation
de son déshonneur.
Aussi Desormes prit-il le parti très-sage
non-seulement de ne rien préjuger, mais en-
MADAME GRAFFEILD. 2G3
core de ne rien approfondir. Il ploya la let-
tre, la mit dans sa poche, et, sans se demander
en termes trop pressants si la vertu des fian-
cées faisait ou non partie de leur dot, il n'en
persista que de plus belle dans l'intention de
marier sa pupille au plus vite; intention qu'une
circonstance inopinée avait fait naître dans
son cerveau.
Après une demi-heure d'attente, sa nièce
ne venant pas, Desormes descendit de la
chambrette, en remit la clef au concierge
et rentra chez lui.
'Aimée n'y vint qu'à cinq heures, c'est-à-
dire à l'heure à laquelle d'habitude elle se
rendait le dimanche chez son oncle pour dî-
ner avec lui.
Le bon Desormes l'accueillit de l'air affec-
tueux qu'il avait toujours pour elle. Il lui prit
264 MADAME GRAFFEILD.
les mains, la baisa au front et sans même lui
demander ce qui l'avait empêchée de venir
plutôt, il l'introduisit dans sa chambre, où il
l'engagea à s'asseoir auprès du feu et s'assit
lui-même à côté d'elle.
Cependant les vieux amis deDesormes, ceux
qui connaissaient le mieux son humeur, ses
manies et soncalme accoutumé, auraient ai-
sément deviné que quelque grande préoccu-
pation l'obsédait, tant il y aurait eu pour eux
d'étrangeté dans la façon désordonnée dont il
attisait le feu, prenait sa prise, et époussetait
les genoux de son pantalon avec les manches
de son habit. De temps en temps, i! ho-
chait ia tête ou faisait une petite grimace
comme si on lui eût marché sur un cor. En-
fin, il se mit à siffloter à la manière de l'oncle
Tobie, dans Tristram Shandy, une sorte de
MADAME GRAFFEILD. 265
Lilla- Bullero qui, dans les grandes occa-
sions, servait volon tiers d'exorde à ses discours
dont une quinte de toux était la péroraison
accoutumée.
Cet exorde terminé, il s'exprima ainsi :
— II est fâcheux, ma nièce, que tes occu-
pationsne t'aient pas permis de venir me voir
un peu plus tôt. J'avais à causer avec toi d'une
grande affaire qui te concerne. Au surplus,
comme il nous reste encore une demi-heure
avant dîner, c'est plus de temps qu'il ne m'en
faut pour l'expliquer ce dont il s'agit.
Te voilà, Mémée, dans tes dix-neuf ans,
et moi je me fais vieux. D'un jour à l'autre, je
puis mourir el te laisser seule ou à peu près
dans un monde qu'à ton âge on voit tout au-
trement qu'il n'est. Je le crois assez raisonna-
ble pour faire une honnête femme; tu ne le
266 MADAME GRAFFEILD.
serais peut-être pas assez pour rester une hon-
nête fille. J'ai donc songé à l'établir.
Tu as vu ici dimanche dernier M. Vic-
tor Graffeild... Eh, mon Dieu! ne rougis pas
(la pauvre Aimée était pourpre). Victor est un
honnête garçon et tout à fait capable de ren-
dre une femme heureuse. Tu sais, de plus,
que je connais sa famille. Il est le fils aîné
d'Antoine Graffeild, un des amis de ton père.
Tu lui plais, il m'a demandé ta main, et ma
foi... Eh bien! voilà que tu pleures! Et pour-
quoi donc pleurer? Est-ce que Victor ne te
plaît pas? qu'as-tu à lui reprocher? là, voyons,
parle franchement.
— Il est roux, fit en sanglotant la jeune
filie qui, dans l'effroyable confusion de ses
sentiments, ne démêlait que la nécessité de
répondre à son oncle et l'horreur que lui
MADAME GRAFFEILD. 267
inspirait celui qui venail si inopinément se
déclarer le rival d'Albin.
— Il est roux?... répéta d'abord Desor-
mes, sans se fâcher, et cherchant à pénétrer
le sens que pouvait avoir une semblable ob-
jection.
Mais, quand il se crut certain d'avoir
compris, sa tête se monta. La lettre d'Aimée,
qu'il avait dans sa poche lui revint à la mé-
moire et le fit sorlir de son caractère. Il
se leva, jeta dans l'angle de la cheminée la
paire de pincettes qu'il tenait et qui retomba
bruyamment sur le plancher. Enfin, il frap-
pa du pied et s'écria d'un ton dont la solen-
nité contrastait risiblement avec le sens ab-
solu de ses paroles :
— Il est roux ! mademoiselle ma nièce...
Graffeild est roux et cela vous déplaît! Eh
268 MADAME GRAFFEILD.
mordieu ! nous vous le ferons teindre s'il lui
faut cela pour vous épouser. Voyons, dites-
nous pendant que vous y (Mes. la couleur qui
vous agrée, ou plutôt, dites-nous quelle est
la couleur de celui à qui vous écrivez de si
belles lettres !
Aimée, à ce dernier propos, leva de grands
yeux encore plus surpris qu'éplorés, sur son
oncle qui continua :
— Ah ! voilà qui vous étonne, mademoi-
selle! Eh bien ! oui, nous savons tout : mais
à votre tour, apprenez ceci, c'est que, tant
que je vivrai, la fille de mon frère ne devien-
drapas unegourgandme ; apprenez encore. . .
Un violent accès de toux empêcha De-
sormes d'en apprendre davantage à sa nièce
qui, du reste, n'en savait déjà que trop pour
son malheur.
MADAME GRAFFEILD. 269
Il nie serait impossible de peindre la dou-
leur et la confusion de la jeune fille, lorsque,
dompté par son asthme et presque honteux
d'avoir fait tantde bruit, son tuteur reprit d'une
voix plus calme, mais pourtant ferme encore:
— ■ Assez comme cela, ma nièce; pas de
scène, pas de tapage. 11 vous faut encore deux
ans pour atteindre à votre majorité. Quand
vous serez majeure, libre à vous d'agir comme
bon vous semblera. Mais jusque-là vous n'a-
vez pas le droit de disposer de vous sans mon
consentement. Or, Graffeild a ma parole et
je ne la lui retirerai pas. Maintenant réflé-
chissez.
Au lieu de réfléchir, la pauvre Aimée
se contenta de pleurer. On croira d'ailleurs
sans peine que lisant rarement le Code civil
elle était peu tixée sur l'étendue de l'autorité
270 MADAME GRAFFEILD.
que la loi confère aux tuteurs sur leurs pu-
pilles. Il ne lui vint pas même à l'idée que
son oncle n'avait pas le droit de la marier
malgré elle. Mais celte idée lui fùt-elle venue
qu'elle l'eût repoussée avec effroi. Soumise
jusqu'à l'abnégation, aussi incapable de ré-
sistance que d'initiative, elle obéissait par
instinct et se résignait par faiblesse, de telle
sorte que cette résignation même n'était chez
elle pour ainsi dire qu'une vertu négative.
Dans les circonstances difficiles , elle ne
savait que pleurer, perdait la tête, ne pen-
sait plus, s'abandonnait au sort comme la
fleur tombée dans un torrent, et ne recou-
vrait ses sens qu'après l'accomplissement de
son malheur.
Ce fut ainsi qu'en moins de quinze jours,
nonobstant son amour pour Albin et son
MADAME GRAFFEILD. 271
aversion pour Graffeild, elle devint sans trop
savoir comment la femme de ce dernier.
Consignée chez son oncle où elle prenait
ses repas et couchait, il ne lui vint pas même
à la pensée d'écrire à son amant, pour lequel,
j'en suis certain, elle eût donné sa vie, mais
pour lequel en même temps elle ne se sen-
tait pas le courage de commettre un acte de
désobéissance.
Cependant, comme Julie d'Elange devenue
Madame Wolmar, Aimée gardait au fond de
son âme l'image chérie de son Saint-Preux.
Mais si elle était loin d'être une Julie, il s'en
fallait bien plus encore que Graffeild res-
semblât à Wolmar. Cet homme était tout
simplement un ouvrier brutal dont les vices
crapuleux se cachaient sous les façons demi-
bourgeoises d'un prolétaire aisé.
272 MADAME GRAFFE1LD.
Le lendemain des noces Desormes rendit
ses comptes de tutelle et les nouveaux époux
partirent pour Strasbourg. Quel voyage
pour la pauvre Aimée!
Tout le monde ne se figure pas bien ce
qu'il y a d'horreur dans le rôle passif d'une
jeune tîlle sentimentale, pure encore et
livrée sans transition au contact obscène d'un
homme grossier qu'elle abhorre. Les lois et
la religion ont beau sanctifier de pareils ac-
couplements, ils n'en restent pas moins des
monstruosités.
Aimée était loin d être ce que je l'avais
crue d'abord : j'avais pris sa tendresse pour
de la dépravation, son ingénuité pour de la
rouerie. Elle était faible, voilà tout; faible
au moral comme au physique.
Mais cedéfautdans les conditions infimes,
MADAME GHAFFE1LD. 273
est le pire de tous les vices. Graffeild com-
mença par mépriser sa femme; un peu plus
tard il la battit.
Des revers, une faillite, quelques pertes
au jeu achevèrent de l'aigrir et mirent le
comble à ses emportements.
Alors il devint dans son ménage une vé-
ritable bête fauve.
« Sous prétexte de se consoler de ses per-
tes et surtout du chagrin de m'avoir, me di-
sait un jour Aimée, il s'enivrait toute la jour-
née, et le soir il me maltraitait. Aussi en
avais-je une telle frayeur, qu'en entendant
seulement le bruit de ses bottes dans la cour
quand il rentrait, j'étais prise d'un tremble-
ment nerveux et d'un serrement de mâchoire
qui m'empêchait de parler, au point qu'il
m'était impossible de lui répondre s'il m'a-
r. 18
274 MADAME GRAFFEILD.
dressait la parole, et c'était alors qu'il me
battait. »
Quelle existence! et cela dura sept
ans!
À la tin, à force de boire, Graffeild tomba
malade. Le médecin qui fut appelé crut re-
connaître les symptômes d'un ramollisse-
ment cérébral : tout un côté du corps était
paralysé. Graffeild ne marchait plus, ne par-
lait plus qu'en balbutiant et ne pouvait plus
se servir de ses bras.
Alors sa femme, ange de bonté, oubliant
que le moribond avait été son bourreau, le
soignait comme une bonne mère eût soigné
son enfant. Elle le levait le matin, le cou-
chait le soir, pourvoyait à tous ses besoins et
ne s'éloignait pas de lui.
Depuis trois semaines environ, il était
MADAME GRAFFEILD. 275
dans cet état, lorsqu'une horrible catastro-
phe vint terminer son existence.
C'était un matin. Il était assis au coin du
feu, dans un vieux fauteuil de velours d'U-
trecht. Sa femme chiffonnait près de la croisée
et lui tournait le dos.
Tout à coup un cri terrible, déchirant, in-
fernal la fait tressaillir. Elle se retourne, et
a sous les yeux le plus hideux tableau que
puisse présenter une créature humaine.
Graffeild, la tête renversée, tous les mus-
cles du corps crispés par le tétanos, est
étendu plutôt qu'assis sur son fauteuil qui
s'incline en arrière et menace ae luir sous
lui. Ses cheveux sont hérissés. Son visage,
décomposé, méconnaissable, est livide et mar-
bré de noir. Enfin une flamme bleuâtre s'é-
chappe en pétillant de sa bouche et de ses
276 MADAME GRAFFE1LD.
narines, tandis qu une horrible odeur de
chair brûlée infecte déjà l'appartement.
Eperdue, frappée d'horreur, Aimée pous-
se des cris perçants. Quelques voisins accou-
rent à sa voix. Ils reconnaissent avec stupc-
faclion l'effrayant objet de sa détresse. Mais
que faire? On voit et l'on ne comprend pas,
et le redoutable phénomène, sans interprète
et sans remède, achève de s'accomplir.
En moins de quelques minutes, le cadavre
de Graffeild, mort dans les angoisses d'une
combustion spontanée, n'est plus qu'un re-
poussant amas de chairs et d'os calcinés, un
détritus infect dans lequel personne ne re-
connaîtrait les restes d'un être humain.
Cetle fin tragique passa dans le voisinage
pour un juste châtiment infligé par le ciel.
Aussi bien, disait-on, était-il évident que la
MADAME GRAFFEILD. 277
flamme qu'on avait vuesortir de la bouche de
Graffeild,nepouvaitêtrequeie feu de l'enfer.
Quant à Aimée, dont le cœur généreux
avait tout pardonné, elle avait peine à com-
prendre que Dieu fût moins, qu'elle ne l'était
elle-même, susceptible de miséricorde... Elle
pleura son mari !
Elle le pleura, parce que nos larmes ne
sont pas toujours l'expression de nos regrets.
La mort, même celle des gens que nous n'ai-
mons pas, porte en soi quelque chose de sinis-
tre et de solennel, qui nous émeut en dépit de
nous-mêmes. Je me souviens d'avoir vu une
jeune fille fondre en larmes, en apprenant
que la femme de son amant était mourante,
et pleurer bien plus encore, quand on lui an-
nonça que cette femme n'était pas morte.
Quel grimoire que le cœur humain !
X
MADAME GRAFFEILD A PARIS.
X
Madame GrafFeilcl à Pari».
Graffeild n'avait eu d'autre enfant de son
mariage, qu'une petite fille née rachitique,
et qui n'avait vécu que trois jours. 11 mou-
rait donc sans héritiers directs, et la justice
intervint au nom de ses collatéraux. On posa
les scellés et l'on procéda à l'inventaire.
282 MADAME GRAFFEILD
Hélas ! frais inutiles, il ne laissait que des
dettes.
Pour tout nantissement des quatre à cinq
mille francs de sa dot et d'une somme à peu
près égale, provenant de la succession de son
oncle Desormes, mort en 1835, la pauvre
Aimée n'eut donc qu'un misérable mobi-
lier qu'elle vendit à peine cent écus.
Cette circonslance fut peut-être la seule où
elle ait fait preuve, je ne dirai pas de rési-
gnation (elle en avait eu toute sa vie), mais
de courage et de volonté.
L'idée de reprendre son ancien métier et
de travailler chez les autres, n'eut rien pour
elle de trop amer. L'important et le difficile
était de trouver de l'emploi. Strasbourg, à
cet égard, lui offrait peu de ressources. D'ail-
leurs, elle l'avait pris en horreur, et pour
A PARIS. 283
rien au monde elle n'eûl consenti à y rester
plus longtemps.
Un instant elle pencha pour Besançon,
et peut-être, captivée par le charme d'un
mélancolique souvenir, se fût-elle décidée à
retourner dans cette ville, si elle n'eût été
retenue par la honte si naturelle d'y montrer
son dénûment. Enfin, elle songea à Paris,
ce foyer de vie vers lequel convergent toutes
les grandeurs et toutes les misères.
Je passe, pour abréger, sur une foule de
détails et d'incidents, qui, sans intérêt dans
un récit, n'en tiennent pas moins leur place
dans la vie réelle : tels, les perplexités, pour
une jeune femme, d'un long voyage dans
une voiture publique ; de son arrivée au mi-
lieu de la nuit, dans une ville immense,
qu'elle ne connaît pas et où personne ne la
284 MADAME GRAFFEILD
connaît; mille petits embarras enfin que
grossit l'inexpérience, et qui, dans l'amertu-
me d'un complet isolement, ont, plus sou-
vent qu'on ne le suppose, engendré le dés-
espoir.
Aussilôt installée, Aimée chercha de l'ou-
vrage. Il était rare, il Test toujours. Dans
tous les genres de l'industrie parisienne, un
tiers au moins des femmes de la classe ou-
vrière n'a d'autre alternative que de mourir
de faim ou de se prostituer.
Ce fut donc pour Aimée une bonne for-
tune toute providentielle, que de trouver à
se placer presque en arrivant, chez un four-
reur du boulevard. On la prit d'abord à
l'essai ; puis, comme l'on fut content de son
travail, on la garda.
Tout est relatif, on le sait, dans les choses
A PARIS. 285
de la vie : la suspension d'une vive douleur
est un plaisir réel, et la paix qui succède à
de longues tribulations est presque du bon-
heur. Pendant un mois, la veuve Graffeild
goûta donc avec délices la quiétude et le bien -
être de sa nouvelle condition.
Héias! ce n'était qu'une trêve du sort fu-
neste qui la poursuivait, car, de la coupe d'a-
mertume qu'elle croyait avoir vidée, il lui
restait à boire la lie!
Depuis deux ou trois mois la jeune veuve
éprouvait dans sa santé un désordre insolite
qu'elle attribuait naturellement à ses cha-
grins passés, et qui, sans constituer précisé-
ment une maladie, ne laissait pas que de
l'inquiéter un peu.
Elle avait des appétits étranges, ou du
dégoût pour toute espèce d'aliments. Quel-
286 MADAME GRAFFEILD
quefois même il lui arrivait de rendre ce
qu'elle avait pris à ses repas. Enfin, il lui
sembla qu'elle grossissait de la taille et que
ses vêtements la gênaient.
Impatientée de cet état de malaise, qui
paraissait aller en s' aggravant, elle se déter-
mina à consulter un médecin Plus d'une
autre à sa place eût douté de la Providence,
et se fût suicidée L'infortunée était en-
ceinte ! !
A Paris, les chefs d'ateliers, même lors-
qu'ils ont des mœurs, se montrent rarement
scrupuleux à l'égard de celles des cens qu'ils
emploient.
Peu leur importe en général la conduite
privée de leurs ouvriers des deux sexes,
pourvu que leurs propres intérêts ne s'y
trouvent pas compromis. Mais leur tolérance
A PARIS. 287
ne s'étend jamais jusqu'à leur faire supporter
le scandale, c'est-à-dire le moindre fait sus-
ceptible de jeter sur leur maison un jour
défavorable, et leur vertu, sur ce point, va
quelquefois jusqu'à la pruderie.
Voilà comment la grossesse d'Aimée, bien
qu'elle n'eût rien d'humiliant, puisqu'elle
était légitimée par un contrat de mariage,
suffît pourtant à la faire exclure du magasin
où elle travaillait.
Ce n'est pas, à dire vrai, qu'on trouvât rien
d'immoral dans la présence d'une femme
enceinte au comptoir. Mais Aimée avait eu le
tort de ne pas conter son histoire. On vit de
la défiance et de la dissimulation, là où il
n'y avait eu que de la timidité. Bref, on la
congédia pour la punir de sa discrétion*
J'ajoute néanmoins qu'on ne lui retira pas
288 MADAME GRAFEEILD
pour cela tout moyen d'existence. Mise à ses
pièces, comme l'on dit en langage d'atelier,
elle travaillait chez elle au lieu de travailler
au magasin. Le seul danger pour elle élail
que l'ouvrage ne vînt à manquer, et ce fut
en effet ce qui arriva.
En aller demander ailleurs était chose
superflue. L'hiver est la saison morte pour
les ouvrières en fourrures, et l'hiver était
venu. Il fallait donc attendre ; mais en atten-
dant, il fallait vivre.
Pour surcroit de perplexités, la jeune veu ve
voyait approcher le terme de sa grossesse.
En établissantson calcul sur la déclaration
de l'homme de l'art qu'elle avait consulté,
elle devait être enceinte de plus de huit mois.
La petite somme qu'elle avait en parlant
de Strasbourg, lui avait servi à payer son
A PARIS. 289
voyage et les meubles indispensables à son
installation. Il lui restait au plus de quoi sub-
sister quelques semaines.
Vendre ses hardes, et au besoin jusqu'à
son lit pour nourrir son nouveau -né, voilà
donc la nécessité qu'elle avait en per-
spective. Un acte anticipé de dévouement
maternel lui suggéra le moyen de s'y sous-
traire.
Oh! ce fut son bon ange qui l'inspira,
lorsque bravant une sotte honte, elle prit le
parti de solliciter son admission dans un
hospice.
Le lendemain de son entrée à la Clinique,
un des jeunes médecins qui, pour leur in-
struction, suivaient le chef de service, s'ar-
rêta devant son lit.
Après l'avoir examinée d'un air étrange et
i. 19
290 MADAME GRAFFEILD
avec une émotion visible, il s'approcha d'elle
et lui prit la main.
— C'est vous, Aimée, lui dit-il.. ..Vous
avez bien changé, mais je vous reconnais.
— Lui! murmura la jeune femme en
rougissant et en étouffant un cri de joie,
c'est lui !... Ah! merci, mon Dieu! je savais
bien que je le reverrais.
Ainsi que nos lecteurs l'ont deviné, le
héros de celte pathétique rencontre n'était
autre que notre ami Jacques Albin.
Jacques était généreux. Bien qu'une pas-
sion nouvelle eût singulièrement effacé de
son cœur les traits jadis si chers de la sensible
Aimée, bien qu'en outre il n'eût pas eu d'é-
claircissements sur les torts qu'il lui suppo-
sait, il chérissait encore assez le souvenir de
ses premières amours, pour ne point aban-
A PARIS. 2U1
donner dans le triste état où il la revoyait la
femme qu'il avait tant aimée, et que jusqu'a-
lors il avait eu le droit de croire infidèle.
La veuve de Graffeild quitta donc l'hos-
pice et rentra dans sa chambrette.
Une garde intelligente, choisie et payée
par mon ami, fut chargée de lui donner
des soins. Huit jours après elle accoucha
d'un petit garçon , gage irréfragable aux
yeux d'Albin, d'une faute depuis longtemps
pardonnée, mais que, néanmoins, par une
sorte de respect pour ses sentiments d'au-
trefois, il appréhendait encore d'appro-
fondir.
Heureusement tout s'éclaircit sans qu'Ai-
mée eût à rougir.
Elle conta naïvement son histoire. Jac-
ques l'écoula, la crut, s'émut plus d'une fois
202 MADAME GBA1TEILD
pendant qu'elle parlait, puis fut, comme on
le sait déjà, le parrain du nouveau-né.
Nonobstant les circonstances précaires
dans lesquelles il voyait le jour, cet enfant
semblait conjurer le sort qui depuis tant
d'années s'acharnait sur sa mère. Il eut pour
marraine une jeune dame de la province,
qu'Albin soignait depuis quelques mois.
Jai moi-même connu cette dame. Elle se
nommait Caroline G.
Puissent ces lignes tomber sous ses yeux
et lui prouver le bon souvenir que jJai con-
servé d'elle.
Bonne, serviable, affectueuse, Madame G.
possédait l'art difficile de secourir sans humi-
lier, si bien que la reconnaissance qu'on lui
devait, se transformait presque aussitôt en
véritable affection.
A PARIS. 293
ligure agréable. Elle était vive, enjouée,
franche jusqu'à l'étourderie, spirituelle sans
prétention et quelquefois naïve jusqu'à l'in-
génuité. J'ajoute que, condamnée à vivre
dans un milieu mal approprié à ses goûts dé-
licats, elle avait insensiblement conçu pour
Albin une chaste inclination; sorte de ten-
dresse latente qui, à défaut d'un moyen lé-
gitime de se manifester ouvertement, se
déversa, sans s'atténuer, sur la protégée
de mon ami.
Tout indirect qu'il fût, cet intérêt n'en de-
vint pas moins profitable à celle qui en était
l'objet.
Madame G. savait avoir pour Aimée de
ces mots qui consolent et rassurent pour l'a-
venir, de ces prévenances délicates qui atté-
i. j<r
294 m ad ami: graffeild.
nuent l'inégalité des conditions el font le
charme des relations aimables.
Puis, le fils posthume de Graffeild eut
une layette de sa marraine, qui voulut en
même temps être chargée de lui choisir une
nourrice dans le village où elle était née.
Enfin la surveillance immédiate du nour-
risson fut confiée à la mère de madame G.,
qui, sur la prière de sa fille, s'engagea à faire
parvenir chaque mois à mon ami le bulletin
sanitaire de son filleul.
Si, nonobstant leur peu d'importance in-
trinsèque , je m'arrête à ces détails , c'est
qu'ils deviendront dans la suite indispensa-
bles à l'intelligence d'un fait d'une très-
grande valeur que je me propose de rap-
porter.
Il est d'ailleurs bon d'observer nue les di-
A PARIS. 1>95
vers incidents de la vie d'Aimée depuis son
mariage n'ont été connus de moi qu'ulté-
rieurement à l'époque où tout ceci se passait,
car ce ne fut qu'en décembre 1839 que je la
revis pour la première fois, c'est-à-dire en-
viron trois mois après ses couches.
Ainsi qu'Albin me l'avait appris, elle dor-
mait alors pour lui, ne pouvant faire davan-
tage, et ce fut, comme on le verra bientôt, dans
toute la gloire de son nouveau rôle que j'eus
le plaisir de la retrouver.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES,
Préface i
I. Souvenirs d'étudiant l
II. Voyage à Alger. — Les bains maures 35
III. Roman d'un quart d'heure 61
IV. Cinq ans après 105
V. Le baron de Goursac 123
VI. La XXIe somnambule de M. le baron de Goursae. 167
VII. Jacques Albin 215
VIII. Les amours de Bonnin 235
IX. Madame Graffeild 255
X. Madame Graffeild à Paris 281
Accession no. 30028
AuthorL Teste, kl.'.
..es confessions...
vol. 1
19th cent
Call no. BFII32
T48
1848
1
,
o
LE
MAGNETISME ANIMAL E\PLI()IÉ,
or
LEÇONS ANALYTIQUES
SIR LA NATURE ESSENTIELLE PL" MAGNÉTISME,
Sur ses ell'els, son histoire, ses applications , les divers nio\ens de les
appliquer, elc,
PAR LE DP A. TESTE.
Un volume in-8" de 500 pages 7 francs.
< :
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- c-
( )C
l
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1IEL PRATKWE DU
EXPOSITION MÉTHODIQUE
Des procédés employés pour produire les phénomènes magnétiques,
ET LEUR APPLICATION
A L'ÉTUDE ET AU TRAITEMENT DES MALADIES
P.AR LE DP A. TESTE.
Troisième édition, revue et corrigée; 1846; in-12 de 500 pages. 4 fr.
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